Tout salaire mérite travail. Evidemment, pour le salarié, il faut inverser la proposition mais pour l’entreprise ou le manager, le salaire mérite un travail, c’est l’évidence du contrat entre employé et employeur. Le contrat de travail - très original et fortement réglementé - n’en demeure pas moins l’expression, sinon de deux volontés, du moins de deux ensembles d’attentes. On ne manque pas de nombreuses études et discussions sur les attentes des salariés, surtout quand le marché du travail leur est favorable ; il n’en reste pas moins vrai que les employeurs ont aussi des attentes vis-à-vis de leurs collaborateurs. Et ces attentes ne peuvent se résumer à un référentiel de compétences ou à un vague engagement à un sens ou une mission.

Tout salaire mérite travail : si la formule peut choquer, amuser ou surprendre, elle devrait aussi nous inviter à trois réflexions. La première consiste à se demander pourquoi les attentes des institutions vis-à-vis des personnes ne sont pas plus explicitées et débattues ; la seconde concerne les raisons pour lesquelles on pourrait rapidement en revenir à s’interroger sur les attentes des entreprises ; la troisième a trait aux pistes d’actions pour redonner du corps aux attentes des employeurs vis-à-vis des employés.

Et si les entreprises n’avaient rien à faire des attentes vis-à-vis des personnes.

C’est une question légitime au regard des thèmes développés par les gourous du management ou les magazines. On parle du bien-être ou de l’équilibre entre vie personnelle et professionnelle comme des attentes impératives des collaborateurs et on ne cesse d’enquêter sur la satisfaction des personnes. Les préoccupations de ces dernières décennies concernent la panoplie des moyens de rendre le travail moins douloureux ou d’en réduire les contraintes, que ce soit par la réduction de travail, le télétravail ou la semaine de quatre jours. Mais de valeur – dans tous les sens du terme – apportée par le travail, on parle peu, comme s’il n’était qu’un mal nécessaire dont le seul sujet était d’en réduire les conséquences forcément négatives.

On peut rappeler aussi que ces dernières années ont été marquées pour les entreprises par une difficulté de recruter à une époque où, paradoxalement, le chômage restait élevé. Le problème était donc d’attirer vers le travail, d’intégrer, d’insérer. Dans une telle situation, le sujet est alors celui du marketing, de la communication, de la promotion d’une marque employeur parce que l’on n’attire pas les mouches avec du vinaigre : la prise en compte des attentes des organisations devient secondaire, ou du moins pas très explicite.

Il existe une autre raison possible pour occulter les attentes des entreprises, vis-à-vis des personnes, pas très « managérialement correcte » celle-là : et si les entreprises n’en avaient pas grand-chose à faire ? Et si elles n’attendaient rien que la soumission silencieuse aux prescriptions des organisations du travail ? Est-ce que du taylorisme à l’intelligence artificielle, le sens de l’évolution des organisations du travail n’est pas de se débarrasser des personnes ? Cela reste entre nous évidemment. La formule est provocatrice mais n’est-ce pas un principe gestionnaire que de réduire ses dépendances ? On n’aime pas la fragilité de la dépendance vis-à-vis d’un client ou d’un fournisseur, il est donc compréhensible de réduire la dépendance vis-à-vis de personnes qui conservent la liberté d’agir comme elles l’entendent.

Cela pourrait-il changer ?

Les attentes des entreprises vis-à-vis des salariés pourraient bien revenir à la mode si, par exemple, le marché du travail se retourne. Dans une situation de croissance déclinante, avec des exigences de productivité croissantes, les entreprises pourraient bien se poser à nouveau la question de ce que le travail leur apporte, de ce qu’elles en attendent. Le changement d’attitude des institutions vis-à-vis du télétravail ces derniers mois pourrait en être un signe annonciateur : beaucoup de responsables disent qu’ils préféreraient, pour la qualité du travail à accomplir, réduire le télétravail mais qu’ils ne peuvent se le permettre à cause des demandes des salariés ou des candidats potentiels ; cela pourrait durer moins longtemps que les impôts si le marché du travail se retourne et si les employeurs reprennent la main. L’expérience montre que l’état de ce marché du travail demeure le facteur structurant dans le jeu des rapports entre employés et employeurs.

Dans un article récent[1] Linda Gratton et sa co-autrice reviennent sur un phénomène qu’elles avaient déjà relevé il y a longtemps, celui de la présence croissante de travailleurs extérieurs, freelancers ou contractuels qui n’appartiennent pas à l’effectif permanent de l’entreprise. Rien de nouveau, nous l’avons dit mais le phénomène atteint un point tel qu’elles en viennent à proposer un tableau croisant les attentes respectives des freelancers et des employés vis-à-vis des entreprises, et, plus intéressant, des entreprises vis-à-vis de ces deux catégories de travailleurs. La masse critique de ces freelancers est devenue telle, leur apport dans des secteurs centraux de l’activité de l’entreprise est si crucial que le management devrait désormais clarifier ses attentes vis-à-vis des deux catégories de personnes pour assurer à la fois la gestion courante et la collaboration de ces deux catégories de travailleurs.

Dernière évolution possible, et non des moindres, celle des exigences mêmes du business. Il n’est pas impossible que les attentes des entreprises derrière le terme générique d’ « engagement », très répandu depuis quelques années. Il ne s’agira plus en effet d’attendre des salariés qu’ils aient trouvé du sens dans la raison d’être, la mission ou le purpose qui leur est proposé ; il s’agira plutôt qu’ils sachent utiliser leur liberté pour innover, prendre des initiatives, agir à leur niveau pour aider des institutions à assumer les transformations urgentes et profondes imposées par les évolutions actuelles du monde.

Comment s’y préparer ?

Revenir aux attentes des entreprises vis-à-vis des personnes qui travaillent ne se réduit pas à une affirmation mais exige au moins trois types d’actions et de réflexions.

Le premier concerne évidemment les personnes, et ce qui les concerne vraiment, pas ce que les autres croient les concerner. Les gens de terrain savent que le premier besoin dans le travail consiste à disposer des outils et moyens pour faire convenablement son travail et il ne serait pas inutile aujourd’hui que les spécialistes des RH reviennent à considérer le travail réel ; ces besoins de base concernent la rémunération, surtout dans des périodes de forte inflation et, plus encore, le besoin de sécurité : est-ce que l’on mesure vraiment - au-delà des discours volontaristes sur le progrès et la nécessité - les ravages produits parmi les salariés, tant par la crainte de l’IA que par les exigences de transformations et de réorganisations menées le plus souvent sans considération des personnes concernées ? N’est-il pas temps de revenir aux vrais sujets quand on aborde les besoins des personnes dans le travail ?

Le deuxième type est celui du business. Les attentes vis-à-vis des personnes ne peuvent être réfléchies et clarifiées qu’en référence au business et à ses exigences. Peter Cappelli, une des références académiques en matière de GRH, et son coauteur, [2] rappellent l’évidence selon laquelle dans des entreprises supposées maîtriser la gestion, on le cache bien quand il s’agit de ressources humaines. Combien calculent les coûts directs, induits, cachés de l’absentéisme, du turn-over ou d’un mauvais management ? Les travaux de l’Iseor renseignent cette évidence depuis près d’un demi-siècle : il est nécessaire, si l’on se targue de vouloir être performant, de prendre en compte le coût d’un manque d’attention aux personnes. En le faisant, on porterait sans doute plus d’attention à la réalité du fonctionnement des organisations de travail et à l’expérience des collaborateurs.

Mais faire attention à la performance du business c’est aussi se garder de fréquentes illusions touchant aux pratiques managériales : il y a l’illusion de l’organisation du travail dont la sophistication technocratique suffirait à générer de la performance ; il y a l’illusion des personnes, des stars ou des talents quand quelques sauveurs exceptionnels suffiraient à la réussite ; il y a l’illusion des grandes idées quand les grandes valeurs bien-pensantes du moment suffiraient enfin à entrainer tout le monde dans l’accomplissement d’un sens ou d’une mission.

Le troisième niveau d’action et de réflexion sonne le retour du collectif. Après avoir tellement encensé les talents, il faudrait peut-être revenir au collectif. Aussi bien Gratton que Cappelli insistent sur la nécessité de se poser à nouveau la question des marchés du travail interne avec des dispositifs d’évolution, de promotion et de formation au sein d’organisations plus plates et opportunistes. Gratton insiste sur la nécessité de faire adhérer les freelancers aux valeurs de l’entreprise (!) mais de s’assurer aussi que les employés maintiennent le feu de la culture : mais encore faut-il que ces valeurs soient reconnues, vécues et entretenues… Dernier signe de ce retour à une vision plus collective de l’organisation du travail, Cappelli conseille d’investir plus encore sur les questions de diversité et d’inclusion dans la mesure où elles renforcent l’idée du mérite, selon laquelle on réussit dans une organisation selon le travail qu’on réalise en dehors de toute autre considération, l’idée finalement selon laquelle tout salaire mérite travail…
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[1] Gherson, D, Gratton, L. Highly skilled professionals want your work but not your job. Harvard Business Review, May-June 2024.

[2] Cappelli, P, Nehmeh, R. HR’s New Role. Harvard Business Review. May-June, 2024.

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