Pourquoi est-il si difficile de décider ? La réponse à cette question nous conduit d’abord à approfondir la question de l’anticipation.

  • Anticiper impose de regarder devant soi, et pas seulement derrière ; pas seulement non plus dans le magma indistinct de "l’infobésité" qui nous assaille de toute part.
  • Cela impose de relever la tête pour voir loin, et non d'avoir le nez dans le guidon...
  • Cela suppose de discerner, dans ce que l'on voit au loin, les éléments clés parmi un panorama toujours chargé...
  • Cela suppose de faire preuve de créativité pour transformer le présent en raison du futur... un futur que nous contribuons ainsi pour une part à créer.
  • Et pour cela d'entendre et de voir que la créativité... est EN NOUS ! Elle repose sur l’intelligence réelle, qui peut être servie – sans s’y réduire aucunement – par l’intelligence artificielle, que cette dernière soit analytique, prédictive ou générative : la concaténation et la combinatoire algorithmique de milliard de données peut susciter des innovations, mais elle n’engendre pas comme telle de « créativité ».

Le défaut de « l’intelligence réelle » (I.R.)

Contrairement à l’I.A., l’I.R. présente un vrai défaut : elle a besoin d’un peu d’espace, de temps et de sérénité pour se développer et s’exprimer. Elle a besoin de méditer. Faute de quoi tout finit par se confondre dans un magma de pseudo-complexité dans lequel plus personne n’est capable de discerner les informations clés et d’en avoir une lecture utile aux décisions à prendre, aux actions à mettre en œuvre, à la stratégie à appliquer… sauf à accepter de s’en remettre à ceux qui, avec leurs idées préconçues, leurs croyances, leurs limites cognitives, leurs idéologies, leurs calculs mercantiles, leurs expériences circonscrites… conçoivent les algorithmes.

A l’inverse, prendre le recul qui convient au discernement de l’information conduit à une augmentation de la pensée, un enrichissement des points de vue, un élargissement du champ des possibles… un vivier salutaire ! L’I.R., étant quête permanente de lisibilité, cherche à discerner les significations au sein du bruit global, et le « sens » au sein des significations multiples. Ce faisant, elle est transformation de l’objet connu… autant que du sujet connaissant. Mais cela exige de la méditation, et non de l’agitation ; de la sérénité, et non du stress, un devenir actif et non un temps de présence maximal sur le lieu de travail, où chacun, passé un certain degré de fatigue, ne fait qu’ajouter au bruit ambiant ! Ce qui pourrait s’appeler : la cacophonie des zélés !

L’information n’est pas la connaissance

Il nous parvient aujourd’hui une quantité d’informations proprement hallucinante ; un brouhaha d’informations qui n’ont pas le temps de devenir de la connaissance véritable : elles nous traversent sans avoir déposé en nous leur potentiel d’intelligence et de compréhension. Elles nous font stagner dans un système finalement clos sur lui-même, ou la règle de conduite et la pétrification des rituels tribaux a remplacé la mobilité et la disponibilité de l’intelligence réelle. Nous ne pouvons plus alors servir le moindre dynamisme, puisque nous sommes figés, hypostasiés en une figure stéréotypée. Aussi complexe soit-elle : dans le monde contemporain, elle est déjà morte.

La connaissance véritable – la seule qui soit féconde – est ce devenir de l’in-formation en trans-formation : ce qui se forme « à l’intérieur du sujet personnel » ne peut que faire évoluer la « forme » du sujet lui-même, c’est à dire sa manière de penser et de réagir, de concevoir et d’agir. Cela touche directement au processus de créativité. L’homme « connaissant » est donc lui-même « en devenir », et trouve plus aisément l’énergie pour étendre ce devenir aux choses et aux êtres qui l’entourent. C’est en ceci que l’intelligence est source d’ouverture, d’initiative, d’innovation, et enfin… de créativité. Ainsi, qu’il s’agisse de connaissance ou de compétence, une des problématiques de l’I.R. est celle de la « perception » des réalités présentes et à venir, qui préside aux orientations, choix et décisions d’un acteur professionnel : l’anticipation, justement.

« Ce que nous savons déjà est le plus grand obstacle à ce que nous ne savons pas encore »

C’est bien là qu’est le problème : la lassitude progressive créé par nos conditions de travail inappropriées – où le quantitatif prend toujours le cas sur le qualitatif – fini par nous borner à la recombinaison indéfinie de ce que nous savons déjà, à grand renfort d’I.A., sans qu’aucune prise de conscience créative ne puisse plus venir apporter la moindre lumière à cette opacité itérative du quotidien. Claude Bernard avait une formule très juste : « Ce que nous savons déjà est le plus grand obstacle à ce que nous ne savons pas encore ». Voilà la limite essentielle de l’I.A..

Parce que nous ne sommes pas prêts à la surprise : « nous ne croyons nos yeux qu’autant que nous avons la conviction préalable que ce qu’ils semblent nous apprendre est croyable », disait sous une autre forme Sir Arthur Eddington. Confrontés à tous les Risques Psycho-Sociaux du monde moderne, nous sommes d’abord et en premier des handicapés de l’intelligence et du cœur.

La difficulté peut se définir de la façon suivante : ce que nous avons coutume d’appeler notre « conscience » est structuré par un système de représentations (une manière de voir et d’interpréter le monde qui nous entoure), acquis depuis nos origines, au long de notre histoire, de notre culture, de notre formation, de notre expérience, de nos opinions plus ou moins arrêtées, parfois même de nos croyances ou de nos superstitions ; toutes choses qui président à l’élaboration des algorithmes.

Nous n'avons d'ailleurs pas une conscience complète de ce système et de la tyrannie qu'il exerce sur notre pensée et sur notre imagination, sur nos affects et sur nos sentiments et par conséquent sur les conditions de notre… créativité !

L’Intelligence réelle est de nature révolutionnaire

La créativité nous oblige en effet à recevoir, regarder ou concevoir des "choses" qui outrepassent, voire contredisent absolument notre système. Et comme c'est à partir de ce système que nous jugeons spontanément… cette contradiction peut devenir en nous un véritable obstacle ! C’est que tout notre « savoir » s'appuie nécessairement sur des représentations. Qu'il traite de l’individu, de la société ou même de valeurs transcendantes, il ne traite jamais que des objets, c'est à dire de la structuration et de l'organisation des représentations d'un individu ou d’un collectif. Autrement dit, la représentation est une construction de l'esprit – imagination et raison, sensibilité et affects, mémoire et intuition – qui tâche de reproduire les éprouvés et les concepts de notre expérience, vécus par nous-mêmes ou induits par des tiers.

En outre, ces représentations se constituent nécessairement en système, c'est à dire en un tout cohérent dont chaque élément est en relation avec les autres, parmi les autres. Toute nouvelle représentation doit ainsi pouvoir trouver sa place au sein du système, sous peine d'y faire germer une contradiction trop forte qui provoquerait l’aveuglement, l'exclusion, voire l'oubli. Chaque représentation dont l'intégration est possible trouve nécessairement sa place d'objet au sein du système des représentations du sujet personnel. Et ces divers objets ne sont pas les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes, mais telles que nous nous les représentons, en y projetant les caractéristiques propres de notre système. Ce qui veut dire que nous ne pouvons nous représenter les choses… qu'en tant qu'elles constituent un objet acceptable pour nous : nous avons donc toujours tendance à construire l'objet pour qu'il soit compatible avec notre système existant. L’illusion consiste ensuite à prendre l'objet pour la chose, à penser que ce que nous nous représentons est le réel, et que c’est un pragmatisme authentique qui guide seul nos décisions…

La vertu de l’intelligence réside dans le fait qu’elle demeure extérieure au système de représentations, contrairement à ce qu’en philosophie on appelle « la raison ». Raisonner, c’est faire des liens et viser à la parfaite cohérence de l’ensemble des éléments ainsi reliés ; la raison est systémique dans son essence même. Elle produit en permanence la logique combinatoire justifiant l’ordre du système. Elle se veut également « systématique », c’est à dire qu’elle est totalitaire dans son mode de fonctionnement, tendant toujours à clore le système en recherchant la combinaison définitive. Mais rien ne peut lui indiquer, dans son mécanisme autosuffisant, si le système ainsi construit possède ou non une pertinence dans le réel ! Ce faisant, paradoxalement, elle lutte contre l’intelligence. L’intelligence, elle, recouvre un ensemble de qualités permettant d’aller au-delà du déterminisme du système et du conditionnement qu’il impose toujours à la pensée ou à la réflexion.

Quand la saturation tue l’intelligence

Disons, pour illustrer notre propos de manière un peu polémique, que le débat sur le temps de travail est un faux débat : c’est d’intelligence dont manquent le plus souvent nos entreprises, dans leurs secteurs cruciaux, pas de temps de travail ! Trop de temps de présence tue la Présence, et trop d’agitation tue la réactivité. C’est notamment un des problèmes dans le fonctionnement en temps soi-disant « réel » des médias et des réseaux sociaux : il n’a de réel que l’urgence du pianotage compulsif sur nos smartphones ! Le recul n’est alors plus possible et l’intelligence est invalidée. Dès lors, la créativité en pâtit. Car il ne suffit pas du tout de raisonner tous azimuts pour être intelligent ! Ainsi le maniement de la seule quantité d’informations, aussi étendue soit-elle, ne produira jamais que de la combinatoire : dans le meilleur des cas, on se livrera à un pillage malin dont le caractère novateur ne tiendra qu’à un arrangement inédit des éléments déjà possédés ; et la gestion de la connaissance se ramènera grosso-modo à un jeu de cube ou de lego.

Penser l’impossible

Bien entendu, l’information nourrit l’intelligence ; elle lui fournit nombre d’opportunités, et l’I.A. lui est fort utile. Mais la vertu de l’intelligence est précisément de pouvoir s’affranchir des déterminations du système pour créer de nouvelles perspectives. Ce n’est pas d’abord le caractère inédit ou original du résultat qui manifeste la créativité de l’intelligence ; c’est sa capacité à faire naître ce qui, aux yeux du système et de toutes ses combinatoires autorisées, est à ce moment-là inexistant ou impossible.

Anticiper c’est, dans son agir le plus abouti, scruter l’impossible comme possible. C’est sans doute pourquoi il est souhaitable qu’un politique ou un dirigeant d’entreprise sache anticiper avant de prendre une décision ; sinon ce n’est qu’un gestionnaire des affaires courantes.

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