Saint Exupéry disait que « la grandeur d'un métier est peut-être, avant tout, d'unir des hommes ». Cette assertion ne ferait-elle pas sourire aujourd’hui ? Chiche : déclamez-là autour de vous au bureau et dites-moi comment réagissent vos patrons, vos collègues et vos collaborateurs ! Enfin voyons ! La grandeur d’un métier n’est-elle pas plutôt d’augmenter la performance et la compétitivité d’une entreprise économique ?

Le cynisme du business vous semble-t-il vraiment laisser une place pour un rapport entre les hommes qui ne soit pas marchand ? A moins de définir l’amitié comme le Duc de la Rochefoucauld : « Ce que les hommes ont nommé amitié n'est qu'une société, qu'un ménagement réciproque d'intérêts et qu'un échange de bons offices ; ce n'est enfin qu'un commerce où l'amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. » Certes, je sais bien que la nature humaine n’est spontanément ni bienveillante, ni encline à la gratuité et à la transparence, mais ce n’est pas une raison pour se contenter de notre spontanéité.

Une définition de l’amitié

Je propose au contraire de définir les caractéristiques incontournables de l’amitié de cette manière : au-delà des simples affinités de sympathie et de camaraderie, l’amitié relève de quelque chose d’inconditionnel fondé sur une bienveillance mutuelle et sur une communication de ce que nous vivons d’important dans la trame de nos vie quotidienne. Cette communication fonde non une identité entre les ami(e)s – toute différence les augmente au lieu de les léser –, mais une communauté de liberté et de sérénité qui porte une fécondité, même et y compris sur le travail et sur sa performance.

Nous passons le plus clair de notre existence consciente au travail. Imaginons-nous vraiment nous y accomplir ainsi sans la moindre espèce d’amitié ?

Un contexte qui prône l’individualisme

Les mœurs d’entreprises, sous la pression croissante du marché, ont évolués vers une tension et un stress accru ; « l’univers impitoyable » s’est transporté en leurs intérieurs, donnant inévitablement aux relations humaines une connotation plus marquée par l’impératif opérationnel que par une bienveillance mutuelle ; c’est un euphémisme. Autrement dit le business et ses exigences sont d’abord marqués par l’intérêt particulier et la poursuite d’un résultat qui pousse bien souvent à instrumentaliser ses collègues et collaborateurs, tandis que l’amitié requiert une dimension de gratuité et de recherche de l’autre. Il y a certes un intérêt dans l’amitié, mais c’est l’autre en lui-même qui représente cet intérêt, et non quelque chose que l'on puisse posséder.

Le mode de fonctionnement de nos entreprises exige un investissement personnel très important, qui focalise une grande partie de notre énergie et de notre champ de conscience : on pourrait appeler cela l’ambition. Celui qui ne se tient pas à la fine pointe de l’ambition finit, dans les faits, par s’exclure de la course à la « réussite » professionnelle. Or l’ambition amène toujours à considérer, dans la pratique, qu’en définitive la fin justifie les moyens, parfois très ambigus ; tandis que l’amitié repose sur l’évidence que seuls des moyens respectueux et fécond en eux-mêmes conduiront à une fin commune. Écoutons encore Saint Exupéry : « Force ces hommes de bâtir ensemble une tour et tu les changeras en frères. Mais si tu veux qu'ils se haïssent, jette-leur du grain. » L’obsession de la performance à tout prix et l’exacerbation de la concurrence interne ne ressemblent-elles pas au grain jeté ?

La subordination autorise-t-elle l’amitié ?

Si l’on regarde ses caractéristiques les plus incontournables, on voit bien que l’amitié demande une certaine égalité entre les personnes, ainsi qu’une bienveillance mutuelle. Dans le domaine professionnel, les liens de subordination font difficilement bon ménage avec cette exigence ; comment fixer un objectif de résultat à un(e) ami(e), avec toutes les pressions, menaces et promesses dont il est désormais coutume de les assortir ? Par ailleurs on connaît bien les avatars et complications du manager « copain ». Et si l’on prend les choses par l’autre bout, coté subordonné, la réalité n’est pas plus facile : nous nous persuadons souvent d'aimer les gens plus puissants que nous ; et néanmoins c'est l'intérêt seul qui produit cette intention. Nous ne cherchons pas à venir à eux pour le bien que nous voulons leur faire, mais pour celui que nous en voulons recevoir.

Chers et merveilleux collègues !

Si nous abordons la question du rapport entre collègues, qui se trouvent plus naturellement égaux, ou du moins dans une certaine symétrie qui peut avoir tendance à créer une sympathie « spontanée », les conditions de l’amitié ne sont pas toujours plus favorables. En effet, la prudence carriériste – on retrouve là la problématique de l’ambition et de la réussite – et les stratégies de positionnement impliquent souvent de savoir manier l’enthousiasme artificiel du gain partagé… et les peaux de bananes des virages opportuns ! Telle cette réplique, dans le film « Le parrain », de l’ami de toujours ayant finalement comploté d’assassiner : « dis bien à Mike que ce n’était pas contre lui : ce sont les affaires. » Il y a évidemment bien des manières politiquement correctes « d’assassiner » un collègue fidèle.

La réalité des vies professionnelles d’aujourd’hui, bien plus qu’hier, exige une autonomie individuelle plutôt qu’une solidarité collective, un individualisme multicarte plutôt qu’une réussite d’équipe. Là où président le calcul et la stratégie, comment vivre sans fard et livrer à l’autre jusqu’à ses propres armes, pour les mutualiser ? Il y a un proverbe arabe qui dit : « Ce que ton ennemi ne doit pas apprendre, ne le dis pas à ton ami. » Il est fort difficile de construire une amitié sur un tel précepte, du moins si l’on veut goûter la saveur et la douceur de ses fruits. Il est en effet fatigant d’être toujours sur ses gardes ; et les fréquentations sous surveillance finissent vite par perdre leur charme. « L’utile » ne produit jamais le repos que seul procure « l’inutile ».

Que devient la personne dans le « collectif » ?

Enfin, il est aisé de constater que le groupe aliène toujours l’individu, surtout lorsque cet individu dépend du groupe pour la gestion de ses intérêts particuliers. Chacun adopte alors une certaine relation vis-à-vis de lui-même et « joue » un personnage. Qui n’a pas été surpris en rencontrant un collègue, un collaborateur ou son directeur dans un autre contexte que le travail ? On se demande parfois si ce sont vraiment les mêmes personnes, tant la distance qui les sépare de leur personnage est grande !

Dans ce contexte, la possibilité d’établir une amitié vraie parait fort difficile ; seule une amitié de circonstance semble possible, qui cesse dès que s’estompe l’intérêt mutuel des personnages. Et pourtant, écoutons Joseph Conrad : « Je n'aime pas le travail, nul ne l'aime ; mais j'aime ce qui est dans le travail l'occasion de se découvrir soi-même, j'entends notre propre réalité, ce que nous sommes à nos yeux, et non pas en façade. » Est-il encore possible que le travail ouvre une telle perspective de « révélation » des personnes, qui tisse des amitiés véritables ? Voici une question qui mérite d’être posée, non ?

Travailler à l’humanité

Alors que l’homme n’est plus la finalité de l’économie, le travail peut-il encore être un lieu d’amitié ? Car travailler à l’amitié, c’est travailler à l’homme ! Je laisserais donc le mot de la fin à Ben Jonson : « On gagne plus par l'amitié que par la crainte. La violence peut avoir de l'effet sur les natures serviles, mais non sur les esprits indépendants. »

Moralité de l’histoire, en forme de queue de poisson : il devient urgent de recruter des esprits indépendants !

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