Le management se trouve aujourd’hui souvent confronté à un paradoxe cornélien : d’un côté nous savons pertinemment que la guerre économique dans laquelle nous tentons de survivre exige de rassembler toutes les forces vives de l’entreprise, de partager les connaissances, de créer une culture de coopération qui rende chacun plus intelligent et le collectif plus efficace… et d’un autre côté, les modes d’organisation qui sévissent dans cette même entreprise tendent à une individualisation accrue, une concurrence interne, une certaine défiance réciproque…

Le savoir est le premier moyen du pouvoir

Du coup, chacun gère l’information pour ce qu’elle est : un instrument de pouvoir à obtenir à tout prix et à délivrer avec parcimonie, créant dans les équipes des effets de tour de Babel, tant indéchiffrables que stérilisants pour quiconque aurait la velléité d’une salutaire initiative partagée. Comment, dans ces conditions, prétendre manager les connaissances, ce qui constitue plus que jamais le véritable nerf de la guerre ? Car la problématique de la coopération ne saurait, en effet, faire l’impasse sur la dimension psychologique et affective des relations professionnelles ; la connaissance est une notion intimement liée à l’humain, à ses modes de représentations, à ses désirs et ses tabous. C’est déjà vrai en temps de paix… alors en temps de guerre !

Je ne résiste pas à citer ici Patrick Tudoret, car sa plume va droit au but : « Nous savons, pour avoir un commerce littéraire avec Gracian, Castiglione ou La Rochefoucauld, que toute forme de savoir-vivre procède de quelque savoir-feindre ou au moins d’un savoir-paraître. Un lent apprentissage de la navigation sociale et quinze bonnes années passées au cœur de l’entreprise nous ont confirmé que - plus que jamais - y règnent les lois informelles d’une puissante féodalité. Suzerains et vassaux y orchestrent une liturgie où le favori d’un jour encourt, à tout moment, bannissement ou disgrâce ; où, souvent, le contrat social est un jeu d’allégeances. On sait, depuis Aristote, que toute organisation est voluptueusement politique. Vaste entrelacs d’intérêts, collectifs et privés, d’affects vaguement policés, de non-dits, d’enthousiasmes violents, de vanités blessées, l’entreprise est un formidable réseau de langage, de rites. De quoi, en tout cas, laisser perplexe un ethnologue du CNRS, rompu aux pires complexités des sociétés tribales… »[1]

Collaboration et coopération

La logique de communautés d’intérêts, qu’elle soit structurée autour de pratiques professionnelles ou de projets transversaux par exemple, est naturellement susceptible de favoriser une logique de partage et de coopération. La reconnaissance par les pairs et la proximité avec les centres d’intérêts effectifs sont évidemment, dans cette optique, des atouts réels. Mais croire que réunir des personnes qui partagent un même centre d’intérêt suffit à les inciter à partager ce qui fait leur pouvoir individuel semble encore bien naïf.

Et pourtant, c’est bien l’interaction entre les individus qui stimule leur intelligence ; l’information et la communication sont des moteurs d’intelligence. La connaissance comme « savoir possédé » est statique. L’intelligence est mobilité, adaptation permanente du savoir, évolution de la connaissance. Et il n’y a pas d’intelligence sans partage. Machiavel lui-même, que l’on invoque volontiers pour caractériser l’art du calcul le plus sophistiqué, affirme que « celui qui veut que les autres lui disent ce qu’ils savent doit leur dire ce qu’il sait ; car le meilleur moyen d’obtenir des informations est d’en donner ».

Du savoir… à la connaissance

Dès lors, la question du rapport entre savoir et pouvoir ne se pose plus de la même manière : pourquoi aurions-nous la crainte de perdre notre pouvoir en partageant nos connaissances, si notre intelligence s’en trouve fécondée, et par là plus créatrice ? Tout le monde peut aujourd’hui – via l’usage des moteurs de recherche et de l’I.A – quasiment tout savoir : ce n’est pas ça qui rendra tout le monde intelligent. Le vrai pouvoir réside-t-il plus dans le savoir acquis ou dans la créativité ? A-t-on davantage intérêt à thésauriser un savoir statique qu’à décupler sa connaissance de façon dynamique ? Car c’est aujourd’hui la manière d’exploiter une connaissance, de l’interpréter, d’en extraire tous les potentiels, de relier de multiples informations, contextes et environnement qui est vraiment stratégique, et non la simple possession cumulée de données acquises, même savamment recombinées par des algorithmes assez souvent opaques, pour utiles qu’ils soient parfois.
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[1] Préface de Insupportables collègues, Ed. d’Organisation, 2004

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