Le manager doit-il se préoccuper d’éthique ? Sa mission est de contribuer à la performance : en quoi cela comporte-t-il une dimension éthique ? Le manager n’a-t-il déjà pas suffisamment à faire ? L’éthique : n’y a-t-il pas des comités, des chartes, voire des spécialistes pour s’en occuper ?

Affirmer que le manager est concerné par l’éthique, c’est faire au moins trois hypothèses. La première consiste à dire que manager c’est faire des choix, même si ceux-ci sont rarement les grands choix traités de manière intimidante dans les cas de Business Ethics où se présentent des situations particulièrement extrêmes voire dramatiques. Les choix dont il s’agit sont ceux du quotidien, dans la banalité du traitement d’un client, d’un fournisseur ou d’un salarié. Il y a sujet d’éthique si on reconnait l’existence de ces choix. Mais cela ne va pas de soi si on considère que la sagesse des grandes organisations, les prescriptions de plus en plus tatillonnes du législateur, voire la pensée unique dominante supprimeraient l’existence même de ces choix pour un manager dont la seule vocation serait de s’y soumettre.

La deuxième hypothèse c’est que le manager a pris conscience de la nécessité de ces choix, voire même il reconnait qu’il fait parfois des choix sans même s’en rendre compte. La tentation est grande chez certains managers de penser qu’ils n’ont justement pas de choix, parce qu’ils se soumettent à l’autorité en oubliant ou feignant d’oublier leur liberté d’action ; ils peuvent aussi avoir la tentation d’imaginer que la question éthique ne relève pas d’eux, mais d’un comité, d’une charte ou de tous les sachants qui leur imposent une manière unique de penser.

La troisième hypothèse, c’est d’admettre qu’un choix éthique est toujours entre le mal et le mal, comme disait Badarocco, professeur à Harvard. Choisir entre le bien et le mal n’est pas une grosse affaire, mais la réalité est toujours plus complexe sauf à se le cacher par tentation simpliste, réductionniste ou paresseuse.

Une fois reconnue cette nécessité managériale de faire des choix, d’utiliser sa liberté pour décider, encore faut-il savoir comment procéder ; une méthode est nécessaire pour assumer sa responsabilité éthique et nous donnerons ici six recommandations au manager confronté à ce choix. C’est une méthode en six étapes, en six recommandations, en six exercices. Ces six étapes doivent être suivies, les drames éthiques viennent souvent d’en avoir occulté l’une ou l’autre.

Etape 1 : Quelle fin ?

L’éthique c’est choisir entre le mal et le mal, mais en fonction de quoi, de quel bien. Faire un choix éthique c’est avoir une idée du bien que l’on vise, de l’idéal, pas forcément accessible, dont on veut se rapprocher. En traitant un problème de RH, en gérant une affaire, en essayant de résoudre ou dépasser une crise, il y a toujours, malgré les difficultés des circonstances, un bien dont on aimerait se rapprocher. Manager pose donc la question d’un bien supérieur : la satisfaction des parties prenantes, la survie et la considération des générations futures, le respect de la personne, … ? Deux freins empêchent d’envisager ce bien ultime. Le premier, fréquemment entendu, consiste à dire que si la perfection n’est pas de ce monde, il est inutile de prétendre l’atteindre mais, pire, il ne faut même pas essayer, voire occulter toute interrogation sur le sujet : et l’on se fait fort de justifier par un pragmatisme indiscutable et vertueux, cette absence de questionnement. Le second frein, le plus fréquent, revient à se laisser submerger par les circonstances du cas particulier, par l’émotion d’une situation qui devrait valoir raison.

Etape 2 : La prise en compte des faits

Assumer une décision éthique c’est prendre en compte les faits, la plus large étendue de ces faits. Une décision éthique peut toujours tomber dans le travers de ne considérer que ses conséquences ou ses manifestations les plus visibles, les plus insupportables. Il est donc nécessaire d’aller au-delà du plus visible. On doit lever le nez du guidon, décrire précisément le long processus ayant conduit à ces conséquences que l’on veut traiter par une décision éthique. Ainsi, pris par l’urgence de la question, on omet de situer les phénomènes dans un contexte historique, on oublie de regarder ce qui se passe ailleurs quand d’autres ont eu à traiter de situations identiques, on réduit la situation à des conséquences insupportables qui justifient une décision, en minimisant la complexité des stratégies d’acteurs qui y ont conduit. Prendre en compte les faits c’est s’obliger à reconnaitre la complexité des situations, à se garder de cette tentation à réduire l’éthique à la traque de responsables facilement identifiables comme des boucs émissaires.

Etape 3 : La dynamique des décisions éthiques

Prendre une décision éthique, c’est aller au-delà du problème immédiat à résoudre et envisager, comme une des données de la décision, la dynamique du choix qui sera effectué. Le plus souvent, nous sommes aveuglés par le problème immédiat en envisageant la décision éthique comme un moyen de le résoudre comme si c’était une exception à traiter et on imagine qu’après décision, on reviendra à la situation ex ante. La réalité n’est pas celle-ci dans les organisations humaines ; une décision éthique ne règle pas un problème mais ouvre souvent une nouvelle dynamique. Ainsi elle peut créer l’effet cliquet : en voulant traiter une exception, on crée un nouveau principe de référence et donc une nouvelle règle. En matière fiscale, on appelle cela l’effet CSG : l’essentiel en pratique fiscale étant de créer de nouvelles assiettes d’impôts, on a institué de manière exceptionnelle en 1988 une taxe au taux dérisoire de 0,1% : le lecteur vérifiera le taux atteint aujourd’hui, 36 ans plus tard…

Etape 4 : Les + et les -

Prendre une décision éthique, c’est avoir déjà reconnu la pluralité des choix possibles. C’est aussi et surtout avoir fait la longue liste écrite des aspects positifs et négatifs de chacun de ces choix. J’insiste sur la formulation : c’est se forcer à trouver des points positifs et négatifs à chacun des choix ; c’est admettre la pertinence de toutes les alternatives et donc la nécessité de les considérer pour traquer ou mettre à l’épreuve nos présupposés, c’est se mettre au risque de nos inconforts pas toujours reconnus à examiner différentes positions pour mieux étayer un choix ultime. Cette liste des + et des – doit être écrite parce que chacun sait qu’écrire est le seul moyen de réfléchir sérieusement à ces arguments. La sagesse juive considérait que l’unanimité est toujours suspecte ; ainsi ne voir que des arguments positifs pour un choix ou des arguments négatifs pour un autre, c’est forcément être passé à côté d’une partie de la complexité de la réalité, c’est forcément avoir raté quelque chose. Faire la liste des + et des -, c’est se forcer à aller au-delà des simplismes malgré les idées reçues complaisamment partagées en matière de management, selon lesquelles il ne doit pas y avoir de problème sans solutions, il faut toujours rester simple, il suffit d’être authentique et bienveillant, etc.

Etape 5 : Les autres

Une décision éthique doit toujours intégrer les autres, l’interaction, la confrontation, la délibération. Habermas en a fait sa marque de fabrique et avec beaucoup de pertinence, pour autant que l’on n’y réduise pas la décision éthique mais qu’on en fasse une de ses six étapes. Une chose me surprend toujours en écoutant des personnes parler de questions éthiques, dans l’entreprise ou la société en général : leur argumentation est souvent fondée, parfois réduite, à une expérience personnelle, comme si LEUR réalité devait être LA réalité ; ils transposent ainsi au débat éthique la pratique au café du Commerce à toujours revenir à la même référence du « c’est comme moi… » ; les réseaux sociaux donnent même un large écho à cette réduction du débat éthique à son propre vécu d’autant mieux mis en scène qu’il est fortement chargé sur le plan émotionnel. Evidemment, on aborde le monde à partir de sa propre expérience et ce devrait être une saine invitation à ne pas s’arrêter là et à la confronter à l’expérience d’autres personnes dans quelque mode de discussion, délibération ou démarche collective que ce soit. Cela demande un effort, délibérer de questions éthiques, c’est s’ouvrir à l’inconfort, c’est accepter de reconnaître que l’expérience personnelle n’est pas le début et la fon de tout. Le repli sur des convictions est plus confortable ou l’anathémisation des positions des autres est plus aisée.

Etape 6 : Et après…

Cette étape peu prise en compte et plus personnelle et constitue un excellent complément de la précédente. Elle consiste à se projeter au-delà de l’instant et de sa puissance aveuglante. Elle invite, dans le secret de sa conscience, à s’imaginer dans quelques années quand on se souviendra de la décision : comment me sentirai-je d’avoir pris telle ou telle décision, comment me sera-t-il plus ou moins facile de me regarder dans la glace quand le temps aura passé, quand les émotions seront retombées, les circonstances de la décision oubliées. Dans quelque temps à l’EHPAD sur ma chaise roulante en m’efforçant de mâcher ma compote, quelle décision me renverra une meilleure image de moi-même ?

Ces étapes ou recommandations ont un point commun, celui de ne pas se laisser emporter par l’urgence, l’émotion et les pressions diverses des circonstances parce qu’une décision éthique, pour autant qu’on en reconnaisse l’existence, a toujours du mal à ne pas y céder. Ces recommandations se résument à trois points. Le premier est de prendre de la distance en s’interrogeant sur l’idéal en jeu dans une décision et en s’interrogeant sur ce qu’on en pensera plus tard (étapes 1 et 6). Le deuxième concerne la rationalité en explorant les faits au-delà des émotions, en sortant la situation de l’effet de loupe dans lequel on se retrouve, confronté à la nécessité d’une décision ; c’est la rationalité aussi qui est à l’œuvre en s’obligeant à faire la liste des + et des – de chaque option (étapes 2 et 4). C’est enfin l’ouverture en confrontant son processus de décision aux perspectives des autres, en s’interrogeant sur la dynamique de la réalité quand les décisions établissent les bases d’un monde nouveau dont on peut questionner ses évolutions plutôt qu’elles ne soldent et figent une réalité en résolvant un problème (Etapes 3 et 5).

Chacun aura alors compris que la démarche éthique consiste à parcourir ces six étapes sans tomber dans le piège tentateur d’exagérer l’importance de l’une et de laisser de côté l’autre.

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