Quel accès aux bulletins de paie ?

Afin de démontrer l’existence d’une inégalité de traitement, un salarié peut vouloir obtenir la communication en justice des bulletins de salaires de certains de ses collègues de travail.

Toutefois, ceux-ci recoupent des données personnelles, dont l’employeur se doit de garantir la protection.

Ainsi, deux droits fondamentaux s’affrontent : Le droit à la preuve versus le droit à la protection de vie privée[1], qui comprend la protection des données personnelles prévue par le Règlement Général à la Protection des Données Personnelles (RGPD).[2]

Dès lors, dans quelle mesure la production des bulletins de paie peut-elle être demandée au juge ?  

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A la différence de la discrimination[3], l’inégalité de traitement implique nécessairement une comparaison avec d’autres salariés placés dans une situation identique ou similaire.

Cette comparaison n’étant pas forcément aisée à réaliser, les salariés bénéficient d’un aménagement de la charge de la preuve. Il leur suffit de présenter au juge des éléments de faits, et non des faits, laissant supposer l’existence de cette inégalité. Si les éléments de faits sont suffisants, il appartient ensuite à l’employeur de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute inégalité de traitement (par exemple : l’ancienneté, l’expérience…).

1 / Les actions ouvertes à un salarié souhaitant obtenir les bulletins de paie de ses collègues de travail

Ainsi, afin d’obtenir la communication d’éléments utiles à la preuve d’une inégalité, dont des bulletins de paie, les salariés disposent de deux actions, en amont (a) ou concomitamment à une action au fond (b) :

a. L’action en référé devant le conseil de prud’hommes sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile qui permet de solliciter en référé (ou sur requête) des mesures d’instructions, dont la communication de pièces, dans la mesure où il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige.

b. La demande de communication forcée de pièces sous astreinte devant le bureau de jugement voire le bureau de conciliation et d’orientation (BCO) du conseil de prud’hommes, ce dernier disposant d’un pouvoir d’instruction et d’injonction.[4]

Une fois saisi, le juge doit nécessairement opérer un contrôle de proportionnalité.

2 / Un accès encadré aux bulletins de paie : le nécessaire contrôle de proportionnalité par le juge entre les droits fondamentaux

En présence d’éléments dont la communication est de nature à porter atteinte à la vie personnelle, le juge doit vérifier quelles mesures sollicitées sont indispensables à l’exercice du droit à la preuve et que l'atteinte à la vie privée des salariés concernés soit proportionnée au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicités.

  • Hier, la protection de la vie privée / des données personnelles privilégiée

La jurisprudence, notamment après l’adoption du Règlement Général à la Protection des Données Personnelles de 2016, entré en vigueur le 25 mai 2018, a d’abord privilégié la protection des données personnelles des salariés au droit à la preuve des salariés.

En ce sens, par un arrêt du 7 novembre 2018, la chambre sociale de la Cour de cassation a considéré que la communication en justice par l’employeur des bulletins de paie de salariés, mentionnant des données personnelles telles que l’âge, le salaire, l’adresse personnelle, la domiciliation bancaire et l’existence d’arrêts de travail pour maladie, sans leur accord préalable, constituait une atteinte à leur vie privée. [5]

  • Aujourd’hui, un accès facilité aux bulletins de paie par la jurisprudence récente

A l’inverse, les derniers arrêts rendus concernant la communication de bulletins de paie font primer le droit à la preuve sur le droit au respect de la vie privée.

En ce sens :

  • Cass, soc. 16 dec. 2020, n°19-17.637, B ; Cass. soc. 16 mars 2021, n° 19-21.063 ; Cass. soc, 22 sept. 2021, n°19-26.144, B (pour une discrimination) ;
  • Cass, soc. 8 mars 2023, n°21-12.492, B (pour une inégalité de traitement).

Dans ce dernier arrêt, il était question d’une demande de communication de bulletins de paie par une salariée souhaitant mettre en évidence une différence de salaire injustifiée avec ses homologues masculins.

La Cour de cassation a pu dire que :

- « le droit à la protection des données à caractère personnel n’est pas un droit absolu et doit être considéré par rapport à sa fonction dans la société et être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux, conformément au principe de proportionnalité »

- qu’ « Il résulte des articles 6 et 9 de la CEDH, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi.

Elle en a conclu que « la communication d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’autres salariés était indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi, soit la défense de l’intérêt légitime de la salariée à l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail ».

A noter que dans cette affaire, l’employeur avait invoqué en défense la présence d’une mesure d’investigation générale lorsque le salarié demandait la communication d’éléments sans en limiter le périmètre. En réponse, la Cour a considéré que le juge pouvait lui-même cantonner le périmètre de la production de pièces sollicitées.

En revanche, dans la majorité des cas, le juge s’est attaché à ne pas autoriser la communication de toutes les données personnelles des bulletins de paie mais à autoriser uniquement la communication des données indispensables à la preuve d’une inégalité de traitement, telles que : les noms et prénoms, classification conventionnelle, rémunération mensuelle détaillée et rémunération brute totale cumulée par année civile ont été dévoilés.

Il reste que, s’agissant d’un transfert de données personnelles, l’employeur est tenu d’informer les salariés concernés par cette communication.

  • Et demain ?

En synthèse, l’accès aux bulletins de salaire est aujourd’hui facilité au nom du droit à la preuve.

Les récentes décisions ne sont guère surprenantes dans la mesure où déjà, en 2020, la Cour de cassation avait initié le mouvement, privilégiant le droit à la preuve, cette fois-ci de l’employeur, au respect de la vie privée d’un salarié (s’agissant de la production d’un compte Facebook privé).[6]

En tout état de cause, l’atteinte à la vie privée est admise uniquement lorsque la communication des éléments sollicités est indispensable au droit à la preuve.

Ainsi, il reste possible dans certains cas de s’appuyer sur d’autres éléments que les bulletins de paie, afin de réaliser une démonstration comparative, tels que, pour une inégalité de salaire femme/homme, un rapport égalité femmes/hommes qui démontrerait une proportion de femmes minoritaire dans les effectifs, des écarts de rémunération entre les hommes et les femmes et un index d'égalité femmes/hommes laissant apparaître une marge de progression.

C’est ce qu’a d’ailleurs soulevé l’employeur au soutien de son pourvoi dans l’arrêt du 8 mars dernier, mais la Cour de cassation, ne jugeant qu’en droit, n’a pu se prononcer sur ce point.
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[1] Le droit à la preuve est garanti par l’article 6 de la Convention Européenne des droits de l’Homme (CEDH)
Le droit au respect de la vie privée, lui, par l’art. 9 du code civil et l’art.8 de la CEDH

[2] n°2016/679 du 27 avril 2016, entré en vigueur le 25 mai 2018

[3] prévue aux articles L 1132-1 et suivants du code du travail

[4] En vertu de l’article R. 1454-1 du code du travail, le BCO peut « mettre en demeure de produire dans le délai qu’il détermine tous documents ou justifications propres à éclairer le conseil de prud’hommes ».

Plus largement, l’article R.1454-14 du code du travail lui permet d’ordonner : « (…) toutes mesures d’instruction, même d’office ; toutes mesures nécessaires à la conservation des preuves ou des objets litigieux ».

[5] Cass. soc. 7 novembre 2018, n°17-16.799

[6] Cass. soc., 30 sept. 2020, no 19-12.058 – Arrêt dit « Petit Bateau » : La Cour a considéré que l’atteinte à la vie privée du salarié était proportionnée au but poursuivi, soit la défense de l'intérêt légitime de l'employeur à la confidentialité de ses affaires.

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