« Il faut être créatif ! » Certes ! Qui donc n’a entendu cette presque consigne dans son entreprise, comme s’il s’agissait d’une compétence ou de la simple mise en œuvre d’un processus d’innovation ? Le pire, c’est qu’en fait ceux qui demandent à leur collaborateurs de faire preuve de “créativité” n’y voient en général que l’aptitude à avoir de nouvelles idées, à trouver des solutions inédites, à ne pas reproduire purement et simplement l’existant, bref à proposer de la “nouveauté”… pour autant que cela ne perturbe pas l’ancien ! C’est ignorer profondément que la créativité, en son sens profond, est d’abord remise en cause de l’existant – au moins pour partie – et qu’à ce titre elle est très dérangeante pour nos institutions professionnelles. La prise de risque qui accompagne la démarche est telle… que le système la bride habituellement avant même qu’elle ait pu voir le jour. Et la démotivation s’ensuit inévitablement chez ceux qui ont ainsi été prié de se ranger après avoir été mis en demeure d’être créatifs.

Il nous semble important de mesurer que la créativité ne repose pas sur la capacité d’innovation – composition ou recomposition originale d’une combinatoire d’éléments existants –, mais sur l’intelligence qui « transgresse » les schémas établis. Encore faut-il préciser les termes de cette assertion, car nous avons tendance à appeler « intelligent » celui qui sait beaucoup de choses et qui peut les restituer brillamment. Il est en effet possible de compenser la faiblesse de notre compréhension par une certaine extension de notre savoir ou par une bonne maîtrise de notre mémoire. Mais l’intelligence ne se confond ni avec l’érudition, ni avec la culture ; et la « transgression » créative n’est pas une invitation au désordre : elle consiste à passer outre les déterminations expertes et culturelles qui ne reproduisent, en fin de compte, que du semblable.

  • L’érudition – ou l’expertise – repose sur la multiplication des éléments de connaissance possédés par un individu ou par un cercle d’individus, jusqu’à « faire le tour » d’un domaine. Elle est enrichissante en termes d’extension et de précision, mais elle présente des inconvénients : il est fréquent que les “experts” se perdent dans la perfection du détail, sous estimant du coup des aspects essentiels – et surtout beaucoup plus simples – qu’il faudrait envisager. En outre, comme toute chose nouvelle ne peut être interprétée qu’à partir et au travers d’un système de connaissance très lourd et imposant, il arrive que la simplicité du bon sens fasse presque figure d’offense à l’orgueil de l’érudit. Claude Bernard l’exprimait fort bien : « Ce que nous savons déjà est le plus grand obstacle à ce que nous ne savons pas encore ».
  • La culture, quant à elle, est la capacité à situer judicieusement les éléments de connaissance les uns par rapport aux autres, pour ordonner l’ensemble de manière cohérente et appropriée. Elle permet d’attribuer à chaque information ou à chaque connaissance le degré de certitude et d’opportunité qui lui convient ; elle fournit par conséquent des principes taxonomiques efficaces. « Mieux vaut, dit-on, une tête bien faite qu’une tête bien pleine ». Elle présente néanmoins ainsi une fécondité réelle et une capacité à inventer des arrangements originaux de données cognitives, esthétiques, affectives, historiques, scientifiques, techniques… Mais elle comporte également des limites : elle ne crée rien ; elle ne fait que restituer dans « le bon ordre » des solutions déjà contenues dans les données acquises. Si l’on en reste à la seule culture, aussi approfondie soit-elle, on ne produira jamais que de la combinatoire : dans le meilleur des cas on se livrera à un pillage malin dont le caractère novateur ne tiendra qu’à un arrangement inédit des éléments possédés. Une telle démarche finit, à force d’extension, par interdire de penser par soi-même ; et les schémas mentaux de celui qui la possède, ne pouvant exister qu’en “référence à” ce qui s’est déjà fait, se cristallisent en des stéréotypes figés.

L’intelligence, au contraire, « saisit », en deçà et au delà des éléments possédés et de leurs arrangements possibles, un ou plusieurs sens échappant au système, et qui pourront présider à une véritable création. Un élément de connaissance, en effet, est toujours partie prenante d’un système de représentations, mais ce dernier le détermine en retour d’une façon particulière et bien arrêtée. Ce faisant, aucun système n’épuise le sens profond de l’élément considéré. Celui-ci recèle toujours des potentialités plus larges que celles que lui attribue le système culturel, de quelque nature qu’il soit.

Bien entendu, la culture nourrit l’intelligence ; elle lui fournit une certaine ouverture et surtout une certaine expérience en matière de connaissance. Mais la vertu de l’intelligence est précisément de pouvoir s’affranchir des déterminations du système pour créer de nouvelles perspectives. Ce n’est pas d’abord le caractère inédit ou original du résultat qui manifeste la créativité de l’intelligence ; c’est sa capacité à faire naître ce qui, aux yeux du système et de toutes ses combinatoires autorisées, est à ce moment là inexistant, voire “impossible”. Comme le dit un proverbe américain « il y avait quelque chose d’impossible à faire. Quelqu’un est arrivé qui ne savait pas que c’était impossible… et il l’a fait. »

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