Tout salarié intégrant une entreprise se trouve dans une relation de subordination, c'est-à-dire est soumis à l’autorité de quelqu’un qui se trouve, comme on dit, « au-dessus de lui ». Cette réalité se fonde sur la notion même de hiérarchie, c'est-à-dire, si l’on se réfère au sens du mot, sur une ligne de commandement comportant une série de niveaux ascendants.

Le sens de la hiérarchie

Ainsi, « supérieurs hiérarchiques » et « subordonnés » partagent-ils cette appartenance à des rangs, des pouvoirs et des dignités différents, quoiqu’intimement reliés. Le pouvoir hiérarchique peut en effet se définir comme la possibilité reconnue au supérieur, même en l'absence de toute disposition légale ou réglementaire, de donner des ordres à un subordonné et de modifier ses décisions.

En droit français, le chef d'entreprise possède un pouvoir réglementaire (il établit le règlement auquel les salariés doivent se soumettre), un pouvoir de direction (il juge des intérêts généraux et de la bonne marche de l'entreprise), un pouvoir de sanction. Il est clair que l’exercice de ces pouvoirs peut se concevoir de multiples façons, de la plus concertée à la plus arbitraire. Disons qu’en tout état de cause la justification d’un tel pouvoir repose sur l’idée d’un bien commun à poursuivre, qui requiert l’implication de tous les acteurs de l’entreprise dans leurs agir respectifs, en tant qu’ils sont tous ordonnés les uns par rapports aux autres… et surtout par rapport à une fin commune. Il faut donc insister sur le caractère « fonctionnel » de ces pouvoirs, dont l’exercice n’est légitime que dans l’intérêt du bon fonctionnement d’une entreprise et ne saurait être confondu avec le seul intérêt et le bon plaisir de celui qui est à sa tête.

Quand le conflit donne du sens

Tout ceci sous-entend néanmoins que l'existence de conflits entre le supérieur hiérarchique et le subordonné est presque inhérente au fonctionnement "normal" d'une entreprise. Il n'est d'ailleurs pas impossible de penser qu'elle peut être aussi nécessaire, voire bénéfique à son progrès, sur tous les plans, en obligeant chacun à la rencontre et à la communication. C’est même ce que l’on est en droit d’attendre d’un « professionnel » : en effet, quelqu’un qui possède une maîtrise des relations entre les causes et les effets d’une action, quelle qu’elle soit, et qui en garantit la reproductibilité et le perfectionnement dans le temps, ne peut demeurer passif devant des options et des orientations dont il pense qu’elles compromettent sa déontologie, son éthique ou son efficacité. Ceci ne signifie pas qu’il campera toujours sur ses positions, sans jamais se ranger à un autre avis, éventuellement mieux étayé ; cela signifie justement que c’est dans un éclairage mutuel et une argumentation solide que se conditionnent l’adhésion et l’efficience des professionnels. La possibilité de la franchise dans la relation de subordination est donc un des fondements de la performance d’une entreprise.

Quid de « l’obéissance » ?

Qu’en est-il alors de « l’obéissance », comportant l’idée d’une soumission à une décision prise, voire un respect inconditionnel des « ordres » du chef ?

Il y a quelques années, un ingénieur civil des Mines – professeur d’économie - s’était payé cette description pour le moins incisive : « Après vingt ans de grand nettoyage, l’obéissance inconditionnelle a pris le dessus dans les entreprises. Bien que ce comportement, tout en nuance, ne soit pas très visible au cours d’un examen rapide, le subordonné fait maintenant très attention à ne jamais contrarier son supérieur ; il cherche même à devancer ses désirs. En conséquence, le supérieur prend facilement l’habitude d’imposer sa volonté, en sauvant éventuellement les apparences par un semblant de discussion quand il a un peu de tact. Dans ses attitudes vis à vis de son supérieur et de ses subordonnés, le cadre moderne prendra donc alternativement les deux faces du Dieu Janus : obséquieux d’un côté, tyrannique de l’autre. Dans les directions des ressources humaines, les recruteurs sont devenus plus attentifs que jamais à la souplesse de caractère des candidats. C’est pourquoi beaucoup de demandeurs d’emploi restent longtemps au chômage, alors qu’ils ont toutes les compétences voulues et que leurs prétentions de salaires sont raisonnables ».

La notion même de « supérieur hiérarchique » peut ainsi venir fausser quelque peu ce qu'il en est de celui qui obéit et qui serait donc l'inférieur hiérarchique, le « subordonné ». « Obéir », nous indique le dictionnaire, c’est se soumettre de gré ou de force à la volonté de quelqu'un, céder à une force, être sous la dépendance de, être soumis à l'effet de…. Mais il est notable que l’étymologie même du mot nous engage sur un chemin où l'obéissance ne consiste pas seulement à une soumission dans l'exécution d'un ordre : elle s'accompagne de la nécessité d'entendre, d’écouter, de percevoir, de comprendre. Bref, là où l’obéissance est passive et abrutie, elle détruit même son objet.

La lettre et l’esprit

Nous pouvons évidemment ici nous demander s’il en va de même partout. « La discipline militaire fait la force des armées »[1]. Tous les ordres doivent être exécutés dans une obéissance entière et une soumission de tous les instants, sans hésitation ni murmure. Il est rajouté que l'autorité qui les donne en est responsable et que la réclamation n'est permise au subordonné que lorsqu'il a obéi. Néanmoins Foch lui-même, dans ses Principes de la guerre, écrit que « être discipliné ne veut pas dire se taire, s'abstenir ou ne faire que ce que l'on croit pouvoir entreprendre sans se compromettre, l'art d'éviter les responsabilités, mais bien agir dans le sens des ordres reçus et, pour cela, trouver dans son esprit la possibilité de réaliser ces ordres, dans son caractère l'énergie d'assurer les risques qu'en comporte l'exécution… La paresse de l'esprit mène à l'indiscipline comme à l'insubordination ». Est-ce à dire qu’il y a la lettre et l’esprit ?

Une chose est sûre : l'obéissance, chez l’adulte responsable, est une attitude de l'esprit, une disposition intérieure à percevoir, écouter, comprendre ce qui est dit, interdit, éventuellement demandé par un autre, sans que cette disponibilité ait pour soi-même un relent d'infantilisation, de soumission, de dépendance dans le respect de l'interdit ou l'exécution de la tâche demandée. Cette obéissance n'est pas du tout antinomique avec la liberté et l'autonomie et conditionne aussi la manière avec laquelle l’individu disposera du commandement qui lui sera éventuellement confié vis à vis d'autres personnes.

Bref, l’obéissance peut être une force, une disposition à servir un bien commun. Mais déconnectée de la raison, de la pensée et de la responsabilité individuelle, elle peut donner lieu à de graves aliénations de la personnalité. Comme le disait Montesquieu : « l’extrême obéissance suppose de l’ignorance dans celui qui obéit ; elle en suppose même dans celui qui commande. » Car il faut méconnaître singulièrement la nature humaine pour penser que l’arbitraire seul peut garantir une fidélité sur le fond.

Une éthique professionnelle

Comment, en effet, maintenir la motivation d’un professionnel, si on ne respecte pas son expertise ? Et comment respecter son expertise et lui déniant son droit, ou plutôt son devoir d’intervention ? De même, comment être soi-même un professionnel si l’on ne défend pas son expertise, c'est-à-dire finalement si on ne respecte pas son propre travail ? Et comment respecter son propre travail si l’on se tait là où il faudrait parler ? Ce sont des questions de bon sens. La culture de maximisation du rendement a trop vite fait de réduire les doutes et les critiques à des « états d’âme », se croyant dès lors autorisée à les rejeter avec un mépris certain… voire à les interdire !

Les entreprises dans lesquelles ceux qui osent penser et parler doivent s’attendre à un retour de bâton sont très clairement en train de vieillir et de se refermer sur elles-mêmes ; elles sont en danger à moyen et long terme ; et ses professionnels les plus dynamiques sont probablement déjà en train de regarder ailleurs…

Répétons-le, l’obéissance ne saurait être aveugle ; elle s'accompagne de la nécessité d'entendre, d’écouter, de percevoir, de comprendre, donc d’échanger, de critiquer avant de se résoudre à l’action.

C’est une attitude qui requiert toute la maturité de l’adulte.
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[1] Ordonnance du 13 mars 1818, toujours en vigueur à notre connaissance.

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