Les organisations ont besoin de coopération, leur performance en dépend et les innovations managériales dans des institutions plus ou moins libérées en fournissent la preuve. En disant cela on a présenté le problème plutôt que fourni la solution. En effet, il faudrait déjà s’entendre sur la définition de la coopération, distincte de la collaboration, même si l’une et l’autre empruntent au latin. S’il n’existe pas de différence unanimement reconnue entre les deux notions, et si celles-ci évoquent l’une et l’autre le travail à plusieurs, la collaboration apparaît comme plus plate que la coopération. La première traduirait le fait de travailler ensemble, d’être en interaction, de dépendre les uns des autres pour faire un travail. La coopération évoquerait plutôt la contribution ensemble à un projet commun, elle associerait du sens à la collaboration.

Mieux encore la coopération serait systémique. Tout semble systémique aujourd’hui et même si le terme renvoie aux représentations les plus diverses, le « systémique » évoque que la coopération met en jeu de nombreuses variables en interaction les unes avec les autres. On ne peut donc aborder la coopération seule, comme un phénomène à part, comme si on pouvait l’isoler du reste. Mais qu’est-ce que ce reste ? Ce sont les personnes dans la diversité de leurs expériences, ce sont les règles et normes présentes dans toute organisation, c’est le projet ou les morceaux de projet communs qui constituent le but de toute coopération. N’oublions pas que c’est aussi la culture d’une organisation, plus ou moins propice à la coopération, c’est la situation plus ou moins critique, plus ou moins favorable d’une entreprise à un moment donné.

Il faut rappeler le caractère systémique de la coopération alors que les institutions rencontrent souvent des difficultés à lancer, maintenir, rendre efficaces des mécanismes de coopération. En effet trois difficultés majeures apparaissent quand on se risque à développer la coopération. La première est de trouver le bon moyen de démarrer, d’amorcer la coopération à partir de modes de travail qui n’y conduisaient pas : il est toujours plus facile de coopérer dans une start-up en création, plutôt que de changer de mode de travail en commun dans des organisations installées. La deuxième difficulté, en pleine crise covid, est de maintenir dans le temps le rythme et l’intensité de la coopération ; c’est la difficulté de trouver un deuxième puis un nième souffle. Enfin, beaucoup notent la tendance des modes de coopération à se bureaucratiser, à se transformer en règles figées, pour de bonnes raisons d’ailleurs, comme celles d’augmenter l’efficience, de simplifier et de routiniser ce qui peut l’être.

Pourquoi la coopération est-elle aussi difficile ? Tout d’abord parce que les personnes n’ont pas forcément envie de coopérer. Nous vivons dans une période très individualiste – cela ne date pas d’hier – et si nous sommes tous agacés par l’individualisme des autres, chacun évolue dans cette société post-moderne où soi semble être l’origine, l’aune et la fin de tout. Dans ce contexte, où fait-on encore l’expérience d’un collectif qui ne soit pas choisi, pourquoi imaginer cette inclination vers les autres quand il en existe tellement d’ersatz ? Le passage par la coopération ne semble plus nécessaire quand on est sûr de sa force, dans un Etat-providence, ou que l’on croit tel.

La deuxième origine de ces difficultés tiendrait à l’inadaptation des règles organisationnelles. Celles-ci peuvent brider la coopération, en limiter les modalités, en formaliser trop les pratiques. Il n’est pas facile de coopérer quand les contraintes formelles des processus et du reporting sont trop exigeantes, quand les systèmes de rémunération et de mesure de la performance restent individuels, ou conduisent à plus d’individualisme.

Les difficultés tiennent enfin au sens même de la coopération. Coopérer c’est travailler ensemble pour un but commun mais ce but est-il toujours clair dans la complexité actuelle du business, est-il toujours aisé de situer sa propre contribution dans le cadre d’un projet plus large et, de manière plus triviale, est-il toujours possible de trouver du sens dans des activités qui vous semblent sinon contraires, du moins éloignées de vos propres valeurs ?

On peut évidemment traiter la question de la coopération de façon magique en considérant que tout le monde aurait envie de coopérer mais en serait empêché par de méchantes organisations ou de mauvais managers : il ne s’agirait plus alors de libérer l’énergie mais la coopération. On peut aussi s’acharner à ne voir dans la coopération qu’une seule dimension, la motivation ou la compétence des personnes, les règles en vigueur ou le projet, mais à travailler sur une seule dimension, on s’épuise assez vite sans beaucoup de succès.

En effet, la mise en évidence des causes des difficultés est insuffisante si on néglige la dimension systémique de la coopération. Celle-ci n’est jamais qu’une question de volonté individuelle, elle dépend aussi de l’expérience de chacun, de toutes les compétences invisibles acquises dans une véritable formation professionnelle et pas seulement d’un dressage sur des tâches. Les personnes ne peuvent coopérer toutes seules, encore faut-il qu’une culture, une ambiance et les règles en vigueur les y incitent. Les règles de coopération enfin ne sont jamais parfaites si elles ne visent pas à faciliter la réalisation d’un projet et si elles ne reconnaissent ni ne rétribuent cette coopération.

Le problème de la coopération est donc systémique mais à quoi conduit ce diagnostic ? Pour certains le caractère systémique d’un problème conduit à renverser la table, à supprimer le système et ainsi le problème. Plus sérieusement, dire d’un problème qu’il est systémique pose la question de l’action : que faire si c’est systémique ? Comment et sur quoi agir ? La question est alors de savoir comment entamer une action, puisque les variables du système sont en interaction permanente.

Même si ce n’est pas son intention, Michael Tomasello[1] donne quelques clés pour aborder la question à nouveaux frais. Le co-directeur de l’Institut Max-Planck pour l’Anthropologie Evolutionnaire (sic) à Leipzig conduit des recherches pour distinguer les humains et humaines des races animales les plus développées, les chimpanzés la plupart du temps. Il travaille sur les enfants pour bien distinguer les caractéristiques propres de l’espèce humaine avant que la socialisation ait eu trop d’influence. Si certains animaux développent des comportements et actions collectifs (les chimpanzés, les loups, les oies sauvages), la culture développée par les humains aurait deux caractéristiques originales : d’une part elle serait accumulative, elle se servirait de l’expérience passée pour se transformer. Tomasello parle d’accumulation, on pourrait parler de tradition au sens originel du terme. Le second trait spécifique des cultures humaines est d’avoir créé des institutions sociales et, dans une perspective évolutionniste, des institutions censées aider les humaines à vivre ensemble.

Ces formes de culture sont possibles grâce aux caractéristiques propres des humains (vérifiées par Tomasello dans ses recherches sur les enfants et les animaux). Les enfants auraient une motivation à coopérer, à développer avec les autres une « intentionnalité partagée » c’est-à-dire une capacité à avoir des intentions et engagements conjoints. Mieux, ils sauraient naturellement, à la différence des animaux, s’enseigner des choses donc fournir à l’autre des informations pour son seul usage. Les humains auraient aussi tendance à imiter les autres, à se conformer, non pas par peur (cela viendra plus tard) mais par souci d’honorer une sorte de dette vis-à-vis des autres en se comportant comme eux : les enfants ne savent-ils pas, très jeunes, redresser la réalité quand elle ne leur paraît pas conforme à une sorte de « nous » qui les précède. Pour Tomasello, ces tendances ne découleraient pas de la socialisation ou de l’apprentissage, elles seraient fondées sur un altruisme aux trois formes possibles : le partage, la serviabilité et l’information des autres.

Le petit humain aurait aussi une capacité à établir et respecter des normes, le menant jusqu’à créer des institutions pour les faire opérer. Au fil du temps, grâce à l’éducation et à la multiplication des expériences, le petit humain passe d’un altruisme indifférencié à plus de perspicacité pour être plus sélectif dans ses comportements et dans l’usage de son altruisme : ils apprennent la réciprocité conditionnelle que l’on connaît dans toutes les institutions sociales. Il faut retenir ici la relation particulière de l’être humain à la norme qui résulterait moins selon Tomasello, d’un embrigadement éducatif que du prolongement naturel des prédispositions de l’enfant ; ces normes sont de coopération et de conformité et l’enfant accepte très jeune qu’elles le transcendent, que ces normes le dépassent et qu’il les respecte comme si l’appartenance à un « nous » était acquise très jeune, avant, une fois encore, que la société plus individualiste ne lui apprenne autre chose.

Certains verront tranché dans ce bref rapport le débat entre Rousseau et Hobbes et il serait vain d’extrapoler ces résultats d’expériences en imaginant que les humains attendent et veulent de la coopération ou que les institutions, créées par les hommes, ne sont qu’un instrument de domination des uns sur les autres. Non, les travaux de Tomasello nous indiquent simplement que la coopération est possible, que les humains ont même quelques prédispositions en la matière et c’est un bon point de démarrage pour travailler sur la coopération.

On peut alors s’interroger sur ce qui peut contribuer à maintenir ou raviver ces prédispositions. La première piste c’est que la coopération est moins un choix organisationnel ou idéologique qu’une expérience : met-on assez en valeur les multiples expériences de coopération qui se produisent dans les organisations, en particulier dans la gestion de la crise sanitaire ?

Si un sens du « nous » paraît acquis assez tôt, s’il se constate dans toute circonstance de la vie sociale, que ce soit la déambulation dans un supermarché ou dans un hall de gare, cela signifie que le « nous » au sein d’une organisation existe déjà, qu’il suffit de le renforcer plutôt que de vouloir l’enseigner ou le communiquer.

Toutefois, la principale utilité des travaux de Tomasello se situe ailleurs : il nous invite à considérer la coopération ni comme un exploit ni comme une vertu mais comme un mode de travail pour lequel chacun est armé ; avec ce regard plus positif, ne doutons pas que l’effet pygmalion pourrait aussi se produire pour la coopération : c’est peut-être cela la solution systémique.


[1] Tomasello, M. Pourquoi nous coopérons. Presses Universitaires de Rennes, 2019

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