Comment faire émerger des idées divergentes et prendre de meilleures décisions ?

L’être humain est ainsi fait que « nous voyons facilement les biais des autres mais ne voyons pas la « poutre » de nos propres biais. » déclare Olivier Sibony. [1] Il semble évident que nous sommes mieux armés pour prendre les bonnes décisions à plusieurs que tout seul.

Le recours au collectif a, certes, le grand mérite de corriger les biais des autres mais est-il cependant la solution miracle pour éradiquer à coup sûr tous les biais cognitifs et prendre systématiquement des décisions plus éclairées et judicieuses ?

Ce n’est malheureusement pas aussi simple que cela car il existe un biais cognitif propre au groupe dénommé « group thinking » ou « pensée de groupe » qui, étouffant les désaccords, peut mener à des mauvaises décisions pour ne pas dire à des fiascos retentissants (Enron, invasion de la baie des Cochons…).

Irving Jani [2] a ainsi démontré dans ses travaux en psychologie sociale la très forte tendance des membres d’un groupe, lors d’une prise de décision, à rechercher à tout prix le consensus et à éviter coûte que coûte les conflits quitte à porter atteinte à la rationalité, l’efficience et même la moralité de la décision collective.

Au lieu d’être plus objective, une décision collective s’avère bien souvent irrationnelle, extrêmement conformiste et encline à maintenir le statu quo. Chaque membre du groupe a, en effet, le réflexe de taire ses doutes et de se ranger à l’avis dominant du groupe à savoir celui, réel ou supposé d’ailleurs, du chef.

Les raisons sont multiples et mériteraient, à elles toutes seules, un article dédié : culture d’autocensure ou de loyauté extrême, pressions vers l’uniformité, peur des représailles, illusion de l’unanimité selon l’adage « qui ne dit mot consent »…

Si le « collectif » à lui seul ne permet pas de supprimer d’un claquement de doigts tous les biais cognitifs et de prendre systématiquement les décisions les plus optimales, il fait cependant bel et bien partie de la solution mais nécessite l’adjonction et la mise en œuvre de quelques puissants antidotes.

Ces derniers ne vous prémuniront pas totalement contre la pensée de groupe ou « pensée moutonnière » mais faciliteront la confrontation d’idées et la prise de meilleures décisions.

De la méthode avant toute chose !

Premier antidote redoutable : être méthodique ! Rien de révolutionnaire me direz-vous mais c’est fondamental !

Il ressort d’une étude [3] portant sur 1048 décisions d’investissement que les facteurs liés au process expliquent 53% de la variance du retour sur investissement contre 8% pour les éléments d’analyse.

Ainsi, le processus mis en œuvre et la méthode comptent six fois plus que les éléments analytiques dans la réussite d’une prise de décision. « La manière de prendre la décision, le « comment » pèse six fois plus lourd que le contenu, le « quoi » ! souligne vigoureusement Olivier Sibony.

Comme évoqué précédemment, la force du collectif n’est pas suffisante, à elle seule, pour contrer le biais de pensée de groupe. Il n’y a pas de magie ! Cela nécessite que le dirigeant se penche sérieusement sur l’architecture de la décision et décide de comment décider (timing, étapes, règles de fonctionnement, critères de décision définis en amont, constitution de l’équipe (habituelle ou ad hoc), mise en place d’une check-list …)

Concrètement, le dirigeant doit orchestrer et créer les conditions optimales d’un authentique débat contradictoire autour de la décision à prendre afin de permettre l’expression de points de vue variés. C’est seulement ainsi qu’il extraira - et plus largement l’organisation - le meilleur du collectif.

Recruter & promouvoir la diversité

Une fois la méthode définie, une autre manière « simple » et efficace de produire des points de vue différents est d’encourager la diversité. Pour obtenir des points de vue différents, faites-en sorte que des profils variés s’expriment. J’enfonce, à nouveau, une porte ouverte…

Attention cependant par profils variés, je n’entends pas juste des individus d’origines ethniques, d’âges et de genres différents bref différents d’un point de vue seulement démographique mais des interlocuteurs présentant une « diversité cognitive » à savoir une manière différente d’appréhender les situations et de résoudre les problèmes de par leur formation, leur expertise, leur mode de pensée et leur type d’intelligence.

Recruter et constituer des équipes hétérogènes présentant une réelle diversité cognitive est indispensable pour contrer ce que Foucault appelle le « pouvoir normalisant » des entreprises.

L’entreprise est, en effet, le plus souvent une machine à homogénéiser et à formater tant et si bien qu’elle se retrouve in fine constituée de clones cognitifs issus des mêmes écoles, disposant d’expériences similaires et pensant peu ou prou la même chose.

Accorder une attention à l’ordre de prise de parole

Pour neutraliser au maximum la tendance au conformisme, il est également crucial, lors d’une réunion, de veiller tout particulièrement à l’ordre de prise de parole des différents intervenants.

Les premières prises de parole orientent, en effet, consciemment ou inconsciemment, fortement les autres et ont de ce fait une importance disproportionnée.

Aussi, il est important de faire en sorte que le dirigeant/manager et les personnes « dominantes » s’éclipsent volontairement et laissent s’exprimer en premier les moins expérimentés et plus réservés afin de minimiser les risques d'autocensure et de favoriser l’émergence de points de vue nouveaux, différents et constructifs.

Cela rejoint la notion de « position basse » préconisée par L'École de Palo Alto. Cet acte d’apparence anodine, demander au chef de parler en dernier, est un puissant levier pour libérer la parole et, qui plus est, est facilement activable.

Promouvoir vraiment l’esprit critique

Enfin, pour lutter contre la pensée de groupe, il faut qu’une organisation - en la personne tout particulièrement de son PDG et/ou de ses managers – témoigne, au quotidien, par ses paroles et surtout par ses actes de sa réelle volonté d’encourager l’esprit critique et de sa capacité à accepter les avis divergents.

Donner une promotion à des collaborateurs qui osent la contradiction est, par exemple, un excellent signal à envoyer pour faire en sorte que les autres salariés s’autorisent vraiment à exprimer leurs réserves, doutes et divergences tout comme les autoriser à changer d’avis ou bien encore à se tromper.

Tout ceci contribue à faire passer le message que tout un chacun peut librement s’exprimer sans peur de représailles et sans être considéré comme un dangereux factieux ou bien un dissident.

Enfin pour éviter qu’un membre de l’équipe ne soit (in)justement étiqueté comme « dissident », je conseille la mise en œuvre des techniques de l’avocat du diable ainsi que du pre-mortem pour faire émerger des solutions alternatives.

Désigner un avocat du diable

Cette technique ancienne consiste à désigner lors de chaque réunion un membre de l’équipe devant jouer le rôle de l’avocat du diable. Le membre nommé aura ainsi pour mission de s’opposer délibérément à l’avis général et de challenger le consensus apparent en formulant un maximum de critiques et de contre-arguments.

Cette technique a fait ses preuves mais elle repose un peu trop à mon goût sur le « talent » de la personne incarnant l’avocat du diable et sur sa capacité à se prêter au jeu. Aussi, je lui préfère, dans la même veine, la technique du pre-mortem.

Réaliser un pre-mortem

Inventé par Gary Klein [4], psychologue pionnier de l’école naturaliste de la prise de décision, le pre-mortem a pour but de stimuler le débat et de faire en sorte, qu’avant la prise de décision, un maximum de réserves, d’objections et de risques soient exprimés, à l’instar de l’avocat du diable, mais cette fois-ci de manière collégiale.

Concrètement, il est demandé à l’équipe de se projeter dans un futur (+2, 3 ou 5 ans) où le projet a échoué et de procéder collectivement à l’autopsie du projet ainsi « décédé » en indiquant les raisons les plus plausibles ayant conduit à cet échec.

Chaque membre de l’équipe est invité à écrire – si possible de manière anonyme – la ou les causes possibles de ce fiasco. Ces dernières sont alors passées en revue et des solutions sont apportées par tous les membres de l’équipe pour y remédier et renforcer au maximum le projet.

Adoubé par Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie, le pre-mortem a le grand mérite d’être « facile à mettre en œuvre pour un faible coût et un ROI élevé ». [5]

Conclusion

La « force du collectif » permettrait, à elle seule, de déjouer et de se prémunir contre les biais cognitifs et défaillances des uns et des autres. Séduisant mais partiellement exact… Ce n’est pas aussi simple que cela car un biais cognitif propre au groupe appelé « pensée de groupe » ou « pensée moutonnière » sévit et fait des ravages plus ou moins conséquents au sein des entreprises.

Le collectif à lui seul ne suffit donc pas. Il a besoin d’être complété par de l’intelligence à savoir une réelle réflexion sur l’architecture même de la décision et sur la manière de mettre en œuvre les conditions optimales pour susciter un débat authentique, constructif et fructueux.

C’est seulement grâce à l’intelligence collective, en introduisant dans les prises de décision aussi bien du collectif que de la réflexion et de la méthode, qu’une organisation diminuera réellement les biais cognitifs à l’œuvre et bénéficiera du meilleur de ses collaborateurs.
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Références

[1] Vous allez commettre une terrible erreur ! Combattre les biais cognitifs pour prendre de meilleures décisions - Olivier Sibony | Clés des Champs

[2] Victims of Groupthink: A Psychological Study of Foreign-Policy Decisions and Fiascoes, Irving Janis |Boston, Houghton Mifflin, 1972

[3] The case for behavioral strategy - D. Lovallo D et O. Sibony | https://www.mckinsey.com/business-functions/strategy-and-corporate-finance/our-insights/the-case-for-behavioral-strategy

[4] Performing a projet premortemGary Klein |Harvard business Review 85 (9), 2007 | https://hbr.org/2007/09/performing-a-project-premortem

[5] Daniel Kahneman : « The premortem is a great idea. […]The beauty of the premortem is that it is very easy to do. […]So the premortem is a low-cost, high-payoff kind of thing. » | https://www.mckinsey.com/business-functions/strategy-and-corporate-finance/our-insights/strategic-decisions-when-can-you-trust-your-gut

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