Le bon sens est-il la chose du monde la mieux partagée ? Savons-nous vraiment exercer notre esprit critique ? Comment développer notre discernement ? Voici trois questions qui peuvent jouer un rôle dans une réflexion sur nos pratiques managériales …

Dans une période où les opinions et les idées tirent souvent leur valeur de leur viralité… c’est-à-dire de leur popularité sur les réseaux sociaux, les sondages, les échanges en général, on constate aussi que les réflexions approfondies ont plus de mal à trouver un écho, sauf si elles émanent de personnalités dont la renommée est déjà assurée... Difficile parfois pour des anonymes ou des individus discrets de donner un peu de la voix dans le tintamarre ambiant pour appeler à la nuance, au questionnement, à la remise en question.

Et puis… quand on demande à une assemblée : « qui parmi vous pense avoir l’esprit critique ? », tout le monde (ou presque !) lève le doigt… Parallèlement, quand on demande à de nombreux intellectuels ce qu’ils pensent de la vitalité de l’esprit critique dans notre société, ils semblent dire le contraire… Quant à la notion de discernement, dont l’esprit critique est une composante déterminante, on la nomme peu dans nos débats autant que dans nos objectifs de progrès en entreprise… Et pourtant… En situation d’urgence, en période de crise, ou quand il s’agit de mener des transformations profondes de nos organisations, on devient un peu plus sensible à la justesse des mots, des actes, des choix…, justesse qui dépend autant d’un regard éclairé que du sens des responsabilités. Cette justesse ne s’improvise pas…

Et si on essayait d’y voir plus clair ensemble ?

Ce que n’est pas l’esprit critique

Quand on évoque l’esprit critique, c’est parce qu’on prétend lutter contre l’obscurantisme, le dogmatisme, la pensée toute faite ou le prêt-à-penser comme on dit communément. On dénonce, on accuse, on débusque les contradictions des discours, l’absence de convergence supposée entre les mots et les pratiques….

Au nom de la toute-puissance accordée au raisonnement ou à l’autonomie de la raison, héritée des Lumières, au nom aussi de la sacro-sainte liberté, notamment de penser, on prétend détenir un discours de vérité sur la réalité qui nous entoure… S’affirmer, ce serait dire non à des discours ambiants… Je m’oppose donc je suis… Je m’oppose même catégoriquement, donc je suis, je dénonce donc je pense… Tu as tort donc j’ai raison…

Ces comportements sont renforcés par notre rapport aux informations disponibles… Je m’informe puisque les informations sont faciles à obtenir, je les utilise comme preuve de la légitimité de mes propos, ou au contraire, je les soupçonne de connivence avec une autorité souhaitant prétendument annihiler ma faculté de juger. Contaminé par une défiance généralisée vis-à-vis de tout ce qui est officiel, je m’attache à débusquer tout ce qui me semble illégitime, soupçonnant un abus de crédulité…. Suis-je pour autant pertinent ?

Je me crois pertinent car je crois savoir débusquer les incohérences et les mensonges… Mais est-ce uniquement dans la cohérence des discours que repose une vérité ? Sommes-nous sûrs de bien comprendre la réalité à propos de laquelle nous proposons notre discours ? Marcel Gauchet nous explique que « dénoncer n’est pas comprendre. Pire, dénoncer empêche le plus souvent de comprendre. » Il dénonce même « un obscurantisme critique, où l’ambition de démasquer, de déconstruire, de s’opposer, de se dresser contre l’état de choses devient un écran à l’intelligence de sa réalité. »

En effet, cette lutte contre certaines certitudes s’apparente la plupart du temps à la proclamation de nouvelles certitudes… inébranlables, indiscutables… qui seront pourtant ensuite dénoncées par d’autres. Les clivages se multiplient… mais : la connaissance progresse-t-elle dans la société ? Savons-nous ce que signifie comprendre ? Ne confondons-nous pas crédulité et croyance ?

Une confusion entre croyance et crédulité

On redoute par-dessus tout d’être suspecté de crédulité, de naïveté, de passivité et donc d’absence de raisonnement face au déferlement d’informations. On le voit bien avec certains mouvements qui dénoncent le port du masque, certains discours sur le nucléaire, les vaccins, la justice, et en entreprise dans les périodes de changement, de réorganisation… Certains parlent de la « viralité de la radicalité »… les discours les plus clivants sont souvent ceux qui se propagent le plus vite, provoquant aussi un appel à une crédulité pourtant dénoncée chez ceux dont on critique les positions.

La crédulité nous porte à croire autrui ou un discours sans le remettre en cause, ou sans tenter de raisonner, de juger… Ce qu’il ne faut pas confondre avec la croyance, qui suppose une adhésion active de l’esprit, une confiance. Or, on oppose souvent la croyance à la connaissance… Mais ne nous définissons-nous pas par nos croyances., tous, même ceux qui pensent ne croire en rien ou pas grand-chose ?

Selon Spinoza, notre esprit humain est rempli de croyances, et il serait vain de le nier. En fonction de notre éducation, de la culture dans laquelle on a évolué, de notre environnement, de nos interactions, nous baignons dans un ensemble de croyances qui nous constituent en même temps qu’elles constituent notre spiritualité, et ce qu’on appelle nos convictions, qui excluent tout doute spontané…

Il est donc difficile de remettre en cause les croyances profondes d’une personne sans venir bousculer, plus ou moins fortement, toute son assise intellectuelle et le fondement de sa subjectivité… En effet, dans toute affirmation se cachent de multiples croyances.

Ainsi, derrière nos discours autant que derrière les discours de nos contradicteurs se cachent des croyances fondamentales qui sont difficiles voire impossibles de remettre en cause de manière spontanée ou par le jeu simple d’une affirmation contraire… La personne la plus à même de remettre en cause des croyances, c’est soi-même (!), et cela arrive quand on commence à penser…, à douter comme nous l’apprenait Descartes, mais surtout à dire « non » comme nous l’enseignait Alain : « Penser, c'est dire non. Le signe du oui est d'un homme qui s'endort ; au contraire, le réveil secoue la tête et dit « non ». Non à quoi ? Au monde, au tyran, au prêcheur ? Ce n'est que l'apparence. En tous ces cas-là, c'est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l'heureux acquiescement. Elle se sépare d'elle-même. Elle combat contre elle-même. Il n'y a pas au monde d'autre combat. […]. Réfléchir, c'est nier ce que l'on croit. Qui croit ne sait même plus ce qu'il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien » Effort monumental, n’est-ce pas ?

Méthode pour apprendre à exercer son esprit critique et son discernement

Il n’est pas anodin d’affronter ses propres croyances qui apportent confort et facilité au quotidien. La méthode ne consiste pas à dénoncer, à s’indigner…, non, la méthode consiste à réveiller sa vigilance et son questionnement. Parfois, on sent bien que la réalité entre en contradiction avec ce que l’on pense, que les faits viennent ébranler nos certitudes. Soit on se braque et l’on recherche des contre-preuves, des éléments qui viennent confirmer nos croyances, et on en trouve car la complexité est telle que l’on peut souvent interpréter un chiffre, un fait, un événement à la lumière qu’on veut bien lui donner… La mauvaise foi n’est jamais loin. Dans les conflits sociaux, on en fait l’expérience… Soit, autre option, au lieu de se braquer, on se demande de quoi sont constituées nos pensées et donc nos croyances….

Et c’est là qu’on en vient à parler des biais cognitifs, de plus en plus largement abordés par les neurosciences ou toutes les sciences cognitives. Un biais cognitif s’apparente, pour aller vite, à un raccourci mental qui donne l’illusion de la rationalité alors qu’il est semé d’éléments irrationnels. Dans les plus cités, on a le biais de croissance exponentielle qui nous rappelle que notre cerveau a du mal à se représenter la vitesse à laquelle peut se déployer un phénomène, c’est ce qui s’est produit très récemment avec l’épidémie que nous connaissons bien…. On parle aussi souvent du biais de négligence du taux d’échantillon, que le sociologue Gérald Bronner évoque quand il explique la radicalisation religieuse face à des individus qui refusent le hasard et voient dans chaque événement un signe de la providence venant justifier un acte, même si ce signe est isolé et ne se reproduit jamais… Bref, dans nos jugements, nous sommes tous à la merci de nos croyances et de biais cognitifs, donc tous susceptibles de nous tromper même s’il ne s’agit pas non plus de légitimer le relativisme généralisé en doutant définitivement de tout… jusqu’au nihilisme.

C’est là qu’on en vient à une définition de l’esprit critique : il s’agit de contrôler la valeur des contenus et des origines de nos idées, pensées… On examine d’où viennent nos idées, quels en sont les présupposés, comment on peut les argumenter, et comment on pourrait aussi les contre-argumenter… Ce qui permet d’évaluer nos affirmations à la lumière de nos croyances, en tout humilité, quitte à remettre en doute nos convictions les plus marquées…. Cela permet aussi finalement de s’ouvrir… aux croyances des autres et de mieux envisager des positions contraires… à la lumière d’autres croyances. Les décisions et les choix sont ainsi plus justes… non pas au sens de la justice mais plutôt au sens de la justesse ; ainsi, le sens des responsabilités est réveillé par le discernement. Et c’est là que commence… le dialogue !

Mais cela ne peut s’effectuer uniquement via l’introspection et la réflexion, à moins d’être très entraîné…

Transdisciplinarité et dialogue contradictoire

On apprend désormais à penser et cultiver son discernement en développant la transdisciplinarité…. Et par la même occasion, on enrichit son vocabulaire, on s’intéresse à d’autres disciplines qui examinent le monde à leur manière. On demande d’ailleurs aux managers et aux professionnels des ressources humaines d’étudier l’économie, la gestion, mais aussi la psychologie, la sociologie, la philosophie, la géopolitique, la santé, et bien d’autres disciplines…. On demande à tous les scientifiques de faire de l’épistémologie, c’est-à-dire de s’interroger sur la constitution de leurs connaissances, de la légitimité de ce qu’ils apprennent…. Dans les compétences, on parle de savoir, de savoir-faire, mais aussi de plus en plus de « savoir faire-faire »….c’est à dire de capacité à transmettre…. Ce qui suppose aussi de la transdisciplinarité dans la mesure où l’action de transmettre nécessite de savoir reformuler le contenu de ce qu’on veut justement transmettre et aussi de s’intéresser à la manière dont l’autre reçoit cet héritage…., et on ne peut se passer de capacités qui dépassent largement une discipline.

La transdisciplinarité se développe via la lecture, la formation, la remise en question accompagnée par des proches de confiance (ceux qui savent vous dire autre chose que ce que vous voulez entendre et vous inviter à revoir vos positions et pratiques, des collaborateurs qui disposent d’assez de courage pour vous inciter à les écouter avec attention et prendre en considération leurs propos, même lorsqu’ils vous renvoient une image peu flatteuse de vous-même). Il s’agit de personnes qui travaillent avec vous et/ou que vous consultez pour prendre du recul (les philosophes d’entreprise sont de plus en plus sollicités en ce sens !).

A quoi bon me direz-vous ? Il s’agit d’un état d’esprit, d’une ouverture à son environnement à explorer afin de mieux se préparer à accepter l’inattendu… puisque les capacités à remettre en cause les certitudes seront suffisamment entraînées pour envisager l’action, la réponse aux situations inédites.

Des séances en atelier pour s’entraîner

Apprendre à développer son esprit critique et son discernement, c’est développer des habiletés de pensées. Des ateliers animés par des consultants philosophes sont destinés à cet objectif, avec des séances de deux heures trente à trois heures, qui ne se réduisent pas à de la régulation d’échanges ; les consultants philosophes tentent réellement de conduire avec méthode une réflexion critique sur des thématiques managériales bien concrètes, issues de l’expérience.

Pendant la séance, il s’agira donc… de s’entraîner.

D’apprendre à comprendre la question avant d’y répondre…

De prendre un temps d’arrêt pour interroger l’intérêt de la question, ses enjeux, son sens. On se précipite souvent sur les réponses aux questions, c’est ce qu’on a appris…, mais sans répondre vraiment à la question, faute de l’avoir vraiment comprise.

On observe une tendance à placer ce qu’on appelle des éléments de langage, des propos de communication tout faits, qui doivent absolument être placés pour convaincre, quelle que soit la question : combien de réponses sont construites autour des mots « bienveillance », « résilience », « transparence », « talent »…. Et combien de ces réponses sont vides de sens quand on commence à comparer les paroles et les actes, ou à relever des paradoxes dans les injonctions, dans les demandes… Combien de ces paroles perdent de leur beauté quand, tout à coup, l’adversité et l’urgence obligent à revoir les objectifs, …

Une habileté de pensée, c’est d’abord la faculté de comprendre ce qui est dit ou demandé. Ensuite, c’est la faculté de proposer une réponse, avec une ou plusieurs idées, des arguments, des exemples…. et une ouverture face à d’autres idées, arguments, exemples…bref, la capacité d’écouter et de ressentir avant de juger.

Pour cela, il existe de multiples exercices, associant les démarches de créativité et imagination avec des moments de questionnement partagé, de clarification et d’effort collectif ou individuel face à des affirmations, et aussi des moments d’expérimentation, de reformulation.

Des moments riches où l’on réapprend à écouter vraiment et à se souvenir que toute réflexion nécessite un effort…, dont la récompense est incertaine, mais assure à chacun un retour à l’étonnement, la curiosité, l’ouverture d’esprit et pourquoi pas l’émerveillement face aux énigmes de notre temps.

Cet esprit critique nous rend ainsi auteurs, au sens fort, de nos affirmations et de nos idées. Quand on sait que l’étymologie de l’autorité comporte cette racine « auctor », qui veut dire « auteur » et suppose un acte créateur, on peut imaginer que l’esprit critique renforce la légitimité de l’autorité, celle d’une personne qui porte une parole et reste garant de ses propositions et expérimentations, qui prend vraiment ses responsabilités. De quoi renforcer ce qu’on appelle le leadership….

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