Management et leadership en entreprise
La matière noire du leadership

La matière noire serait une forme hypothétique de matière, totalement invisible, mais dont les astrophysiciens peuvent constater l’influence sur le mouvement de la matière physique, les galaxies, étoiles par exemple. Y a-t-il une matière noire du leadership ?
Autant dire que cette question fleure bon l’oxymore. C’est plutôt à la visibilité des étoiles brillantes que la littérature associe le leader plutôt qu’à la matière noire. Au leadership semble avant toute autre chose s’appliquer la qualité de visibilité. En effet il évoque des personnes modèles, des héros ; non seulement on a cherché des leçons de leadership de tous les grands personnages historiques, mais mieux encore, chaque époque a ses modèles ; il n’y a pas si longtemps, c’était le fondateur de Tesla… Le leadership évoque aussi des comportements marquants à fort impact, des discours inspirants, un charisme ineffable, une vision transcendante, une exemplarité authentique. Tous les qualificatifs dont on habille le leader ont même vocation à lui donner une allure à fort impact quand il est agile, bienveillant, responsable, authentique ou serviteur.
L’idée d’une matière noire du leadership évoque des pratiques, des comportements totalement discrets, invisibles pour les tiers et pour les leaders parfois, qui ont un effet majeur sur l’exercice de la fonction de leader et son efficacité. L’avantage du leadership par rapport à l’astrophysique est de savoir, par l’expérience, repérer quelques ingrédients de cette matière noire. La recherche n’est sans doute pas terminée mais on peut déjà en dégager sept.
1 - Poser des questions
Les leaders ne posent jamais suffisamment de questions, surtout des questions importantes, liées à ce qui unit à leurs suiveurs. Je pense évidemment aux aspects les plus concret du travail à accomplir collectivement. Les leaders s’intéressent certes aux visions, au charisme et à l’inspiration et cela ne les invite pas à l’humilité de poser des questions. Ils n’y pensent pas parce qu’ils n’en ont pas le temps, parce qu’ils n’envisagent pas l’intérêt d’une réponse ou ne veulent pas donner l’impression de ne pas savoir y répondre eux-mêmes. Pourtant, il faut poser des questions et pas seulement en cas de problème ; il faut s’intéresser tout simplement à ce que l’on partage, à savoir accomplir quelque chose ensemble, sans essayer de se lancer dans de la psychologie de bas étage à laquelle nous ne sommes pas tous experts. Non seulement les questionnés peuvent trouver dans cette attention de la reconnaissance mais, plus encore, la parole étant performative, leurs réponses peuvent enclencher un processus d’appropriation et d’engagement.
2 - Exister comme la « personne du milieu »
Plus qu’un héros seul contre tous, le leader est toujours la personne du milieu, coincée entre ce qui est dessus et ce qui est dessous, ceux à qui il doit rendre des comptes et ceux dont il doit assurer la performance collective, le jambon dans le sandwich dans le meilleur des cas, l’espace entre marteau et enclume dans les autres. La « matricialisation » des organisations ou la généralisation du mode projet ne font qu’accroitre le nombre de leaders dans cette position du milieu même s’ils n’ont ni le titre ni la rémunération d’un leader. Être un leader c’est exister dans cette position intermédiaire, non pas par seul souci de vaine reconnaissance, mais surtout pour être en capacité de produire la valeur que doit obligatoirement ajouter cette place. Il faut alors éviter de tomber dans deux pièges : celui de n’être que le petit télégraphiste du dessus vers le dessous, celui qui ne fait que passer les messages du haut vers le bas parce que la question se pose alors de savoir à quoi il sert ; le piège inverse est tout aussi délétère, il se limite à faire remonter vers le haut ce qui vient du bas. Exister comme personne du milieu exige de l’intelligence sociale, de l’analyse stratégique, de la discrétion, tout ce qui n’est pas très spectaculaire.
3 - S’occuper des « bons »
Le leadership s’entend le plus souvent comme un ensemble d’actions à entreprendre, des choses à faire pour engager, motiver, redresser, inspirer, pousser (ou tirer, c’est selon) les équipes et les personnes vers plus de performance. En revanche la plupart des outils de management enseignés conseillent à déléguer, donner de l’autonomie, « lâcher les baskets » à ceux qui font bien le job. Comme si faire son travail était tellement normal que les leaders pourraient enfin s’occuper d’autre chose. C’est une illusion, le leader, ce n’est pas seulement celui qui fait, c’est aussi celui qui s’occupe des meilleurs, reste attentif à ce qu’ils vivent, à l’écoute de ce qu’ils peuvent ressentir, apporter. S’occuper des bons ne requiert pas forcément d’action particulière mais c’est tout aussi exigeant, même si cela semble, apparemment ne rien apporter immédiatement, tant au managé qu’à son leader. Même si l’on crédite rarement les leaders de la qualité de leurs suiveurs.
4 - Aider au développement
Un leader ne développe pas ses collaborateurs (si c’était possible, il commencerait déjà avec ses adolescents à la maison). Il ne le fait pas parce que dans le travail, comme dans les arts ou le sport, ce sont les personnes elles-mêmes qui se développent. C’est mettre la pression sur les leaders que leur demander de développer leurs talents, ou faire semblant de leur donner une importance qu’ils ne peuvent honorer. La réalité est plus modeste : les personnes se développent elles-mêmes et l’enjeu du leader est de les aider à le faire. Et comme les personnes gagnent en maturité en menant un apprentissage rigoureux fait de confrontation à la réalité, de réflexion sur ses expériences et d’une introspection raisonnée, c’est au leader de trouver les moyens d’aider chacun sur ce chemin. Comme la plus grande inégalité professionnelle vient de la qualité de ses leaders, c’est une lourde responsabilité qui pèse sur eux, surtout quand l’expérience prouve que chacun ne sait pas toujours gré aux petits tuteurs de les avoir accompagnés à devenir de grands arbres.
5 - Communiquer quand ce n’est pas nécessaire
Là encore rien de moins impressionnant que de communiquer quand ce n’est pas nécessaire. Les leaders préfèrent l’événementiel avec force laser, votes digitaux, activités outdoor, design thinking et discours inspirant d’un sportif « vu à la télé ». Et place aux présentations sur la nouvelle vision, les engagements sociétaux et surtout, aujourd’hui, la nouvelle donne géopolitique. Communiquer quand ce n’est pas nécessaire c’est se redire ce que l’on sait déjà, quand cela va sans dire. Et cela va sans dire parce qu’on partage des références communes. Cela ne semble pas excitant mais c’est ce qui se fait depuis toujours dans toutes les sociétés humaines. Rappeler ce que l’on a en commun renforce les liens et crée le potentiel de confiance qui rend la communication efficace. C’est le seul moyen d’aider chacun à comprendre ce qui se passe, ce qui est une condition de base pour pouvoir s’engager.
6 - Les followers first
Il n’y a pas de leader sans followers. Curieusement, les premières questions intéressant les leaders concernent leur personnalité, leur style, leurs modèles, la bonne posture à adopter. Pourtant la question première du leadership n’est pas là, elle concerne les suiveurs. Mais pourquoi les « followers » suivraient-ils ? Voilà la vraie question et elle renverse la perspective. Elle fait passer le leader de la posture du mauvais au bon vendeur. Le mauvais vendeur est persuadé de la qualité de ses produits alors que le bon a compris en quoi il pouvait répondre aux attentes et motivations de son prospect ; pour le leader cela revient à ne pas compter trop sur son charisme sur des employés en quête de sens, mais de faire l’effort de comprendre les acteurs et leur rationalité unique. Dans un même renversement de perspective le rôle du leader ne consiste pas qu’à savoir ce qu’il attend de ses collaborateurs mais aussi de comprendre ce qu’il leur doit : dans cet échange seul peut se construire une relation durablement satisfaisante.
7 - Viser à ne rien faire
L’idéal du leader, c’est de ne rien avoir à faire, c’est que tout puisse fonctionner sans lui, sans que quiconque ne puisse même penser à sa présence. Dans cette petite entreprise, un dirigeant me disait que son rôle de leader consistait à être assis dans son bureau ouvert à tous, les pieds sur la table en train de boire son thé… Cela signifiait que tout le monde dans l’entreprise était suffisamment compétent et engagé pour faire son travail de manière complètement autonome. Ils avaient besoin du leader, de sa présence qui signifiait deux choses : premièrement, l’entreprise n’était pas en vente, deuxièmement, on pouvait toujours venir le solliciter en cas de besoin. L’idéal du leader est d’avoir des équipes suffisamment matures pour un fonctionnement autonome. On atteint rarement ce niveau mais c’est vers lui qu’il faut tendre.
Ne rien faire signifie aussi qu’avant de vouloir « faire le leader », il ne faut jamais oublier qu’on l’est tout le temps, dans le moindre de ses comportements. Il est parfois amusant de voir les efforts faits par certains qui oublient aussi vite, une fois posé le masque de l’intervention en convention, que ce sont les comportements les plus banals de la vie de tous les jours qui font aux yeux des autres leur leadership (ou leur absence de).
Le leadership a peut-être cet avantage sur l’astrophysique de commencer de détecter quelques ingrédients de sa matière noire, de tout cet invisible qui impacte la performance du leader. On peut même se demander si le second avantage sur l’astrophysique n’est pas aussi d’avoir vu ici ou là la matière noire du leadership. Est-ce que le manager n’en serait pas un échantillon, ce manager dit de proximité, avec quelque dédain, celui que l’on veut distinguer du leader pour mieux en mépriser l’importance, celui dont les leaders d’en haut n’ont pas encore perçu l’importance déterminante sur le fonctionnement des organisations.