Même si ChatGPT ne connait pas encore le syndrome du TQP, vous en faites ou ferez l’expérience dans tous les compartiments de la vie personnelle et sociale. Il s’agit du syndrome du « train qui pue » : je suis dans un train roulant à fière allure, l’odeur m’est vraiment insupportable, sauter dans le vide me parait alors la seule réaction possible. Les discours politiques ne cessent de répéter ce syndrome : s’il y a des problèmes de société, il faut en changer et sauter dans l’inconnu, si une relation amoureuse n’est plus satisfaisante, il faut se quitter, si la vie en ville devient insupportable, il faut aller se mettre en télétravail à la campagne, et si je ne suis pas à l’aise avec moi-même, le transhumanisme me permettra sans doute de changer de « moi-même »… Les philosophes ou sociologues en chambre trouveraient sans doute à mieux qualifier la question, ce serait le jetable, le suicide au sens figuré ou peut-être aussi l’orgueil.

Mais concrètement, au-delà de la sociologie de comptoir, le phénomène concerne-t-il aussi le management ? Oui sans doute et ce, à différents niveaux de considérations managériales, celles des organisations, de la gestion des personnes ou de soi-même. Au niveau organisationnel nous connaissons plus que jamais le « transformationnisme », cette nécessité universellement reconnue de devoir toujours se transformer en profondeur pour survivre et se développer. Les nécessités d’évolution et de transformation sont évidentes mais pour autant qu’elles relèvent d’une saine analyse des insuffisances de l’actuel et des exigences du désiré. Quand la transformation devient le seul prisme par lequel aborder la gestion des organisations, quand le moindre problème n’est supposé se résoudre que par le changement radical, quand n’importe lequel leader voit dans le change le seul moyen possible d’affirmer sa position et son pouvoir, la transformation n’est alors plus un outil mais une mode.

Au niveau de la gestion des personnes, comment expliquer la difficulté de pratiquer une gestion des seniors ou la tendance, sous le vocable anesthésiant de « conseil », à se débarrasser de l’accompagnement au développement des personnes au profit de prestations de service, chères mais moins exigeantes sur le plan managérial. Ces deux phénomènes grandissants procèdent de la même logique : si les vieux ne sont plus jeunes, il est préférable de s’en débarrasser et si les personnes (les talents bien sûr) ont des comportements bizarres, mieux vaut en sous-traiter la gestion courante en cessant de l’affronter.

Quant aux personnes, elles témoignent aussi de ce syndrome du TQP. Quand elles traversent – et c’est bien normal – des périodes de calme professionnel, elles l’interprètent comme de la monotonie, du manque de stimulation ou de l’ennui et la seule solution est alors de quitter ; les collègues, les managers ou les collaborateurs sont un peu difficiles et sans doute la fuite est-elle la plus facile des solutions ; si en plus, au plus profond de son nombril émotionnel, on ne trouve plus de sens dans sa vie professionnelle, il serait forcément temps de claquer la porte.

Evidemment, sauter hors du train peut parfois s’avérer obligé quand la confrontation, l’adaptation, voire la résolution du problème ne sont pas possibles ; le problème survient quand le saut dans le vide est la première option, la seule qui semble s’imposer, quand le saut prend même parfois les faux habits du courage et de l’affirmation de soi, quand il devient la solution quel que soit le problème.

Mais pourquoi s’abandonner à ce syndrome dans un monde du management qui a été souvent plus volontaire, affirmé, positif et marqué au sceau de l’espérance qui caractérise l’activité entrepreneuriale. C’est sans doute parce que le monde du travail n’est pas déconnecté du reste de la société et ce sont évidemment les mêmes personnes qui y évoluent, bipèdes de leur époque, modelés par les jetables évidences du temps. Il peut y avoir aussi des raisons plus spécifiques au management qui pourraient ressortir à deux ordres différents. Premièrement le syndrome du TQP correspond à une certaine vision du management et deuxièmement, aucune vision alternative ne semble exister ou avoir assez de force pour s’imposer. Le TQP interroge donc profondément nos manières d’aborder la question du management.

Le TQP dans la ligne d’une certaine vision managériale

Le TQP s’accommode très bien d’une vision mécaniste de l’entreprise et du travail qui perdure depuis le début de l’organisation scientifique du travail. Dans cette vision de l’organisation, celle-ci n’est qu’une machine avec la caractéristique fondamentale de celle-ci : l’éternité. Une machine est éternelle parce qu’en cas d’usure, de panne ou autre dysfonctionnement, il est toujours possible de la réparer, de remplacer les pièces, de la transformer pour perpétuer sa fonction (même si évidemment, le coût de remplacement peut s’avérer plus faible que celui de la réparation). Le temps n’existe pas si ce n’est comme un phénomène dont le changement peut pallier les dégâts.

Le changement est donc toujours possible, voire nécessaire et, mieux encore, il peut apporter du bon. Le TQP assume que le mieux existe toujours, il fait confiance au progrès, à l’idée que tout peut et doit s’améliorer. Il flatte en cela les illusions récurrentes dans l’histoire de l’homme idéal, de l’homme et du monde nouveau, tout ce qui incite les révolutionnaires à franchir la porte du train qui pue.

Si on peut s’exonérer des effets du temps, il n’est donc pas vraiment nécessaire d’en tenir compte. L’idée du temps long, de l’histoire, de la tradition, du temps de l’apprentissage ou du développement n’est pas « tendance ». Tout comme ne l’est celle de la patience, de l’attente, de l’acceptation de l’effet du temps, pour faciliter l’acceptation, l’adaptation, la recomposition qui ne s’opèrent pas toujours au rythme de la toute-puissance rêvée de l’acteur. Le TQP répond aux exigences du court terme, il élimine les temps morts comme le faisaient les ingénieurs de l’organisation scientifique du travail ; le TQP donne le sentiment agréable d’agir, de faire quelque chose et en plus, les résultats sont immédiats, même s’ils sont parfois fatals…

Le changement devient alors une valeur en soi et dans le monde managérial, personne n’oserait dire que le changement n’est pas bon, qu’il n’est pas désirable de vouloir transformer, et que la vertu première du manager n’est pas de changer plutôt que d’assumer l’existant. Ainsi le TQP peut même s’apparenter au courage et à la détermination.

Point d’orgue de cette vision managériale qui s’accommode du TQP, décider de sauter peut satisfaire ce besoin si fort à notre époque (cela n’a pas toujours été le cas et durera sans doute moins longtemps que les impôts) d’être maître de tout, de tout dominer. Avec le TQP, le manager comble le désir éternel de tout maîtriser avec l’aide d’une idéologie mécaniste qui non seulement l’y incite mais plus encore, lui en fait un modèle.

Le TQP faute d’alternative

Le syndrome du TQP survient aussi parce qu’aucune alternative ne lui est opposée ; il ne semble pas y avoir de troisième voie au-delà de sauter ou d’accepter le statu quo. Cette dernière solution, pour les raisons évoquées plus haut, n’est pas envisageable, puisque l’acceptation serait assimilée à de la lâcheté ou, pire encore, de l’absence d’action. Au moins, quand on saute, on agit !

On ne voit pas d’alternative au TQP parce que règne l’émotion qui empêche toute raison, parce que l’émotion est devenue raison et se confond avec la réalité. Sans prise de distance par rapport à l’émotion, SA réalité devient LA réalité, une réalité qui se restreint à la vision forcément partielle que peut en avoir l’acteur. Et MA réalité ne peut que devenir LA réalité si je ne connais rien d’autre, si je n’imagine pas d’autres voies possibles, si je ne relativise pas ma situation, si je ne considère pas que non seulement ce qui arrive peut-être normal mais plus encore, que d’autres qui l’ont vécu ont réussi à le dépasser. Il n’y a rien de pire qu’ignorer qu’on ignore, rien de plus délétère que la faiblesse complaisante à ne pas regarder au-delà de soi.

Reconnaissons que voir des alternatives au TQP ne va pas de soi quand l’intensité des relations diminue ou se retreint aux « réseaux sociaux-miroir », quand les managers ne jouent plus leur rôle mais sous-traitent au coach en cas de difficulté, quand les DRH ne s’occupent pas du travail mais seulement de l’emploi ou du reporting pour cocher les cases de l’ESG.

Face au syndrome

Alors trois attitudes sont possibles face au syndrome du TQP. La première, pas très glorieuse, relève d’un certain bon sens anthropologique. Il faut laisser faire parce que, dans l’histoire, les bipèdes ont toujours fait les mêmes expériences du bien et du mal, des erreurs et des prises de conscience, de la faiblesse et du courage et ainsi, on peut penser que le TQP disparaitra un jour. Il faut accepter de passer par là et comme il peut paraître évident aujourd’hui de sauter, il sera tout aussi évident dans quelque temps que c’était une bêtise.

La deuxième, terriblement ambitieuse, c’est la modestie et la patience de considérer des alternatives possibles. Mais encore faut-il les chercher. A ceux qui sont tentés de sauter parce qu’il leur est impossible d’accéder aux salariés, aux organisations ou aux managers parfaits, il est nécessaire de développer la patience, la sérénité, l’acceptation du temps qui passe avec des émotions qui évoluent, des apprentissages qui s’opèrent, des évidences qui se retournent, des émotions qui se dépassent.

Il est une troisième voie possible, pragmatique, au syndrome du TQP. Elle consiste à rechercher la cause de l’odeur, à nettoyer et, déjà, à ouvrir les fenêtres. Mais pour cela il faut décider d’agir avant de fuir, essayer avant de démissionner, réparer avant de vouloir changer, se confronter avant de prendre ses distances. Avant de vouloir à tout prix tout transformer, se débarrasser des problèmes humains difficiles ou ne voir sa carrière que sur le mode zapping, cette attitude met en avant que le résultat compte plus que l’action spectaculaire.