La Culture d'entreprise

Pour commencer…
Dans cet article, je vous propose de partir à la découverte de ce qui forme notre inconscient collectif, autrement dit, ce que l’on appelle communément « la culture ». Découverte puisqu’on considère généralement que cet inconscient collectif est une dimension difficilement maitrisable car moins rationnelle que la finance, l’informatique ou l’économie. En même temps, la culture est une sorte d’inframonde peuplé de créatures mystérieuses aussi familières que les mots qui les décrivent : les mythes, les rites, les signes, les valeurs, les interdits et les obligations….
La culture se confond avec nos pensées au point que si nous sommes ce que nous pensons être, c’est qu’elle nous façonne tel ENKI, divinité de la mythologie sumérienne, avait façonné les hommes avec l’argile de l’ABZU, l’océan souterrain primordial. C'est à dessein que j’utilise le terme d’inframonde car celui-ci représente le monde d’en dessous dans la mythologie Maya. Ce qui s’y déroulait était soustrait à la compréhension de tout un chacun, tout autant que l’origine et la logique de nos interdits et obligations culturelles nous sont dissimulées.
Rien de ce que nous faisons, pensons ou croyons ne peut l’être sans l’assentiment aussi silencieux qu’impératif des interdits et obligations de notre culture. Des interdits et obligations qui conditionnent notre vie tout en étant hors de notre conscience réflexive. Plus simplement, nous sommes (en permanence) manipulés, à notre insu, par notre culture et ses fondamentaux.
La croyance fait tout, et plus encore…
Posons les bases. Il n’existe aucun collectif humain, qui ne soit constitué par un système de croyances partagées issu d’une vérité ‘révélée’, qui s’impose à tous pour sa capacité à générer un ‘sens’ commun. La croyance et l’adhésion permettent la constitution du collectif en tant que tel, mais aussi déterminent les règles de son fonctionnement. Une vérité, révélée à tous, s’avère transcendante, et ne pouvant être mise à l’épreuve des faits, s’avère indiscutable. À tel point que cela suscite chez les croyants une passion pour ce qui a été révélé, constituant ainsi la principale dynamique de cette croyance.
C’est la raison, pour laquelle cette vérité ‘révélée’ se hisse au niveau du sacré, et de fait, se doit d’être acceptée comme telle par tous. Cette reconnaissance passe par la constitution d’une mythologie qui s’élabore comme un système de signifiants, de symboles, à la fois explicatif et causal des conduites et des comportements que cette vérité oblige :
« Ce qui est imaginé par les hommes n’est plus imaginaire à cet instant, il devient réel, voir surréel pour ceux qui y croient » (Maurice Godelier).
Les mythes plient la réalité hors de notre conscience réflexive, puisque nous ne savons pas vivre autrement qu’en nous racontant des histoires. Ce sont des histoires imaginaires qui deviennent, à force de symboles et de rites, aussi réelles que la réalité qui nous entoure, ce qui n’est pas sans influence sur notre quotidien, notamment dans l’entreprise, mais aussi et sur la société.
En conséquence, ce système de signifiants mythologiques se spécifie en credo auquel les membres du collectif sacrifient.
Si l’on s’applique cette définition, on peut admettre que chaque culture est à sa manière une religion, mais aussi, que toutes les croyances sont des cas particuliers de cultures. Elles sont donc un archétype de la constitution de cultures, quelles qu’elles soient. Il n’y a de cohésion sociale que dans un système de croyance édifié à partir d’une vérité ‘révélée’. Et ce, quel que soit le collectif que l’on observe, que celui-ci soit une entreprise ou un pays.
Ce système de croyance impose au collectif l’impérieuse nécessité d’en connaitre les mythes, les signes, les rites, les valeurs, et les interdits et les obligations. Ce sont là les conditions de l’appartenance et de la coopération pour tout collectif.
Et la culture d’entreprise dans tout ça ?
Pour concevoir que la culture est une réalité, nous devons accepter qu’une entreprise ne se réduit pas uniquement à sa dimension de producteur de biens et de services, - ce modèle existe dans certains archétypes d'entreprises, j’y reviens plus loin dans cet article -, mais nous devons considérer qu'elle est tout autant un producteur de sens pour l’ensemble de ses parties prenantes, dont ses collaborateurs, ses clients, ses fournisseurs…
Pour autant, décrire sa culture d’entreprise n’est pas chose aisée tant on la confond souvent avec le bien-être au travail, la qualité de vie, le climat social, l’engagement ou encore la solidarité, qui résultent à la fois de la politique RH de l’entreprise et des conditions de travail. Rarement, elle est comprise comme un ordre juridico-symbolique régissant les règles de fonctionnement du corps social.
Un ordre juridico-symbolique, la culture, dont nous ne sommes pas à l’origine mais auquel nous devons nous conformer pour appartenir au groupe, que nous soyons collègue, citoyen, ou membre d’une équipe de football. La culture existait avant nous, elle existera après nous. Dans tous les cas, chacun de nous devra en faire son affaire, puisque celle-ci est fait d’obligations et d’interdits auxquels nous aurons à nous soumettre pour appartenir au collectif, en partager ses valeurs, son histoire, pour y trouver, en contrepartie, un sens à nos actions, notre légitimité, notre bien-être psychique et notre bonne place au sein du collectif.
Les règles et valeurs de la culture émergent à partir du contenu de la fondation de l’entreprise, en puisant dans son mythe fondateur. Dans une grande majorité des cas, le mythe fondateur raconte l'aventure d'une transgression vis-à-vis des idées reçues et des conventions de l’époque et de la manière dont les acteurs traditionnels s’opposèrent au produit ou au service imaginé. Le mythe révèle implicitement ou explicitement une nouvelle façon de concevoir son métier, voire de le penser en fonction des valeurs qui ont permis la réussite du(des) fondateur(s). Naturellement, comme tout héros, le fondateur aura dû surmonter de nombreuses épreuves, parmi lesquelles les résistances de ses proches, de ses partenaires, de ses banquiers… Pour au final imposer sa vision du monde.
Un mythe apporte du sens à l’action de l’entreprise et à ses collaborateurs, toutefois il arrive que lorsque celui-ci n’a pas évolué depuis longtemps, il devienne la source de nombreuses résistances au changement, empêchant la mise en place d’un nouveau projet d’entreprise, ou l’adoption de nouvelles valeurs par exemple.
La vocation ou dans sa version moderne, la raison d’être
La vocation ou la raison d’être(base de ce fameux sens dont on regrette si souvent l’absence) traduit la singularité de l’entreprise dans la manière dont elle exerce son métier et dans ce qu’elle apporte de spécifique au monde. Elle est la synthèse des intentions et prescriptions contenues dans le mythe fondateur. Alors que les entreprises à missions se développent, il est utile de préciser que la raison d’être, pour être légitime et fonctionnelle au sein du collectif, doit tirer son essence de la culture.
La vocation détermine le système d’interdits et d’obligations, sorte de règlement interne implicite que chacun doit intégrer et mettre en œuvre à l’intérieur comme à l’extérieur pour faire partie du groupe.
- Les interdits sont des règles négatives qui interdisent certains comportements. Ils sont souvent considérés comme plus importants que les obligations, car ils définissent les limites de ce qui est acceptable dans une société, par exemple, l'interdiction de l'inceste contribue à maintenir la structure de la famille nucléaire. L'interdiction du meurtre contribue à maintenir l'ordre social.
- Les obligations, quant à elles, sont des règles positives qui imposent certains comportements. Elles ne définissent pas des limites, mais plutôt ce qui est attendu des individus. Elles sont moins susceptibles de structurer une société de la même manière que les interdits. Par exemple, l'obligation de respecter ses parents et ses aînés est une obligation importante dans de nombreuses sociétés, mais elle n'a pas le même impact structurel que l'interdiction de l'inceste.
Le respect de ce système d’interdits et d’obligations, dont découlent les conduites professionnelles et les ‘bons’ comportements, permet la reconnaissance de l’autre dans sa légitimité professionnelle, mais aussi le sentiment d’appartenance.
Le sentiment d’appartenance et la légitimité permettent la cohésion sociale qui contribue au bien être psychique du collaborateur, potentiellement mis à l’épreuve lors des transformations qu’exigent l’adaptation de l’entreprise à ses marchés. Grace à une cohésion sociale forte, le collaborateur vit chaque transformation comme une opportunité en donnant le meilleur de lui-même en évitant le stress social.
Dans une culture forte, chaque changement devient lui-même source de renforcement à la fois de la cohésion sociale mais aussi de l’agilité du corps social.
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En résumé
La Culture est pour une entreprise ce que la personnalité est pour un individu. Personnalité avec une partie visible et une partie cachée :
- La partie visible correspond à l’esprit maison, ce qui caractérise la spécificité du savoir-faire de l’entreprise vis-à-vis de ses concurrents.
- La partie cachée, la culture qui apporte du sens et des règles communes à tous les salariés, en :
- Définissant le fonctionnement de l’organisation et en créant le lien social nécessaire à la performance économique.
- Permettant de mobiliser les énergies et de les focaliser sur quelques objectifs majeurs.
- Etant une considération essentielle dans tout projet de changement en permettant à l’entreprise de résoudre ses problèmes d’adaptation.
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Les archétypes culturels d’entreprises
Les entreprises ont-elles toutes un mythe fondateur et, ont-elles toutes une culture ?
Pour apporter un élément de réponse à cette question, voici une représentation archétypale (ou des personae) des cultures d’entreprises. Naturellement, la réalité n’est jamais aussi caricaturale, cependant cela permet de comprendre le fonctionnement de l’entreprise en fonction de sa culture.
Trois critères sont utiles pour définir l’archétype culturel d’une entreprise :
- Existe-t-il un mythe fondateur et une volonté de gestion de la cohésion sociale, c’est-à-dire basée sur l’appartenance au collectif ?
- L’entreprise favorise-t-elle l’ouverture, à la fois dans les échanges internes mais aussi vers l’extérieur ?
- Quel est le degré de complexité de l’organisation ?
Ces archétypes se répartissent en deux catégories d’entreprises, celles qui sont fondées (culture forte), lesquelles prennent en compte leur cohésion sociale dans la gestion de leur collectif, et qui font leur métier au filtre de leurs valeurs, et celles qui sont orientées projets (culture faible). Ces dernières, sans mythe, n’ont pas la prétention de changer le monde, et gèrent l’ensemble de leurs parties prenantes contractuellement selon des objectifs fixés. Pour schématiser, on retrouve globalement le modèle d’entreprises européennes du côté de la culture forte, et de l’autre les entreprises anglo-saxonnes.
La culture, en avoir ou pas…
- Le clan autarcique
C’est un embryon de collectif sans véritable organisation. Souvent, le point de départ d’une start-up, par exemple, quelques amis réunis dans un garage voulant révolutionner le monde. Mais c’est parfois aussi, nous l’avons observé, le signal d’une dégradation au sein d’une culture, sous la forme d’une sous-culture autonome et détachée de la vie de l’entreprise.
- L’entreprise conquérante
La start-up est maintenant passée de l’idée à la réalisation. Elle se développe commercialement par la conquête « d’adeptes » pour ses produits, mais aussi pour recruter de nouveaux collaborateurs. Le prosélytisme est ici une vertu. Grace à cela, elle dispose d’une force extraordinaire pour se développer. Cependant, il est probable que ses parts de marché augmentant, elle soit contrainte à un management et des process plus structurés.
- L’entreprise entrepreneuriale
L’entreprise entrepreneuriale est le type d’organisation arrivée à maturité. Nous retrouvons cet archétype dans la plupart des entreprises françaises. Elles sont fondées, entretiennent leur culture et la cohésion sociale. Ces entreprises sont plus agiles puisqu’elles peuvent s’appuyer sur leurs valeurs et leur cohésion sociale. De fait, elles peuvent résister aux traumatismes du changements pour peu qu’elles entretiennent à la fois l’esprit issu du mythe fondateur, la culture et favorisent l’appartenance des collaborateurs.
La gestion de la culture est un impératif au risque que l’entreprise se transforme en « société impériale » ou en « société savante ». Les symptômes de ce glissement culturel sont une dégradation des fondamentaux culturels, dégradation qui s’exprime au travers de résistances symboliques de la part des personnels. Les plus désinvestis d’entre eux basculent en dispersion sociale, entrainant un mal être profond et un renoncement.
- La société savante
Ce qui caractérise cette forme d’organisation c’est qu’elle est refermée sur elle-même, avec peu d’échanges vers l’extérieur. Elle dispose d’un grand nombre de process qui gèrent autant les relations entre individus que leurs productions. Process qui sont plutôt rigides et auxquels chacun doit se soumettre. L’organigramme est conçu sous la forme de silos, claniques, hermétiques et non coopératifs. Cependant, si la culture est très forte, tout comme l'appartenance, elle est déconnectée des impératifs du monde économique. Dans le pire des cas, lorsque les mauvais résultats mettent en péril l’existence de l’entreprise, elle peut se transformer, croyant bien faire, en « système totalitaire». Dans l’espoir de reprendre le contrôle, les process sont alors poussés à l’extrême jusqu’à l’asphyxie culturelle.
- La société impériale
Ce type de société fonde son développement sur l’accélération et la maximisation des échanges, visant une croissance la plus rapide possible pour des profits toujours plus importants. À la différence de l’entreprise entrepreneuriale, elle ne dispose pas d’une fondation culturelle, ni d’une vocation et par conséquence des interdits et des obligations qui en découlerait.
De fait, la direction ne cherche pas à développer un sentiment d’appartenance mais une adhésion à ses projets. Il existe des valeurs, mais elles soutiennent le marketing de la marque ou du service auprès des consommateurs. Nombre de grands groupes sont, vous l'avez deviné, des sociétés impériales.
- Le gang impérialiste
À l’origine, on trouve dans cet archétype des entreprises fondées que rien ne prédestinait à sombrer dans une forme de perversion. Perversion qui consiste à se servir de la culture pour manipuler, d’abord les salariés, puis les consommateurs, dans le but de maximiser les résultats financiers. Une pseudo cohésion sociale est utilisée pour aliéner les collaborateurs, en manipulant cyniquement les fondamentaux culturels pour en faire une ‘cause sacrée’ à laquelle chacun doit souscrire et s’identifier sous peine d’être exclu, voire condamné à une mort sociale. Inéluctablement, cette perversion se transforme en système totalitaire. Inéluctablement, cela finit mal.
- La dispersion sociale
Ce n’est pas réellement un archétype d’organisation mais cela correspond à la dynamique qui mène à l’effritement de la cohésion sociale. Les symptômes principaux sont la perte du sentiment d’appartenance, le manque de coopération entre individus ou entre services, et plus largement le manque de sens dans ce que l’on fait. Dans ce cas, le corps social entre en résistance à tout nouveau projet initié par la direction en opposant une nostalgie de leur culture disparue.
- Le système totalitaire
Le système totalitaire est régressif au sens où il représente le stade ultime de la dégradation d’une organisation. L’entreprise se focalise autour d’une ‘cause’, habituellement une corruption de sa vocation, à la recherche d’une position dominante sur son marché. Au nom de cette ‘cause’, l'entreprise doit sans cesse se restructurer et redéfinir les objectifs, son organigramme, les responsabilités de chacun. Cela crée en interne un climat de défiance, d’insécurité et de suspicion pour la poursuite du seul profit. Paradoxalement, ce climat délétère peut perdurer tant que les résultats sont bons.
Avec ces éléments, peut-être avez-vous reconnu l’archétype culturel de votre entreprise ou organisation ?
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En résumé
Une culture, c’est une histoire imaginaire (un mythe) qui se transforme en ‘vérité sacrée’, laquelle pour s’inscrire dans la réalité, doit se doter de symboles et de signes pour la rendre tangible aux yeux de tous, de rituels pour que ceux qui croient montrent au monde leur croyance, des interdits et des obligations comme preuves de leur appartenance, et des valeurs pour synthétiser et diffuser la vocation.
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Après ce panorama complet de la culture d’entreprise et de son fonctionnement, je vous propose pour le prochain article de vous parler de l’organisation symbolique des hommes au sein de tout collectif : La Quadripartition.