Nous vivons, bon gré mal gré, dans un monde où la relation à l’information devient de plus en plus problématique. Les réseaux sociaux, et les récentes décisions des milliardaires qui dirigent plusieurs d’entre eux, nous conduisent à une crédulité inquiétante, exempte de toute approche critique. Cela concerne autant la vie privée que la vie professionnelle. Je voudrais donc rappeler ici quelques fondamentaux de la gestion de l’information, à toutes fins utiles.

Une « information » est ce qui est reçu comme une « donnée ». Néanmoins cette donnée doit-elle en effet passer par une analyse critique afin de pouvoir légitimement être intégrée dans notre « connaissance ».

L’information : un mélange d’interactions

Toute information doit être traitée comme résultant d’un mélange de plusieurs niveaux d’interactions. Il faut ainsi discerner dans cette information :

  • Ce qui relève de faits. Faute de constat direct, il faut procéder par recoupement entre plusieurs sources ; vérifier la crédibilité des sources. Faute d’objectivité raisonnable, il vaut mieux suspendre, en attendant, tout jugement sur cette info et ne pas l’utiliser pour défendre une idée dès lors faussée.
  • Ce qui relève d’opinions. Les faits nous sont rarement rapportés bruts ; ils sont associés à une interprétation liée à la subjectivité de celui qui la rapporte. Il faut donc tenir compte de la qualité de la source.
  • Ce qui relève de convictions. Nous avons naturellement tendance à interpréter nous-même l’info au travers des thèses qui nous sont familières : nous introduisons dans l’information des biais cognitifs dont il importe de ne pas être dupe. Nous y reviendrons dans la suite de cet article.
  • Ce qui relève d’impressions. Lorsque nous ne savons pas quoi penser d’une information, nous ne pouvons pas nous empêcher d’avoir une réaction sensible externe et interne, liée à notre système de représentation.

Faute d’opérer ce discernement, nous prenons nos impressions, nos convictions et nos opinions pour des faits avérés. Nous croyons que nous “pensons”… alors qu’en fait nous ne savons même pas que nous “croyons”. C’est le principe de ce que l’on peut appeler : la bêtise. Aucun de nous n’y échappe toujours, car la bêtise est spontanée, et l’intelligence demande des efforts et de l’honnêteté intellectuelle.

Attribuer à chaque information le degré de certitude qui lui convient

Il s’agit ensuite de situer le degré de certitude que peut supporter une information :

  • Complète, lorsque nous pouvons démontrer de manière décisive une vérité, sans aucune alternative possible.
  • Dialectique, lorsque nous réussissons à réunir un faisceau de confirmation raisonnable, bien que nous acceptions que d’autres alternatives soient possibles. Nous penchons alors plutôt d’un côté que de l’autre.
  • Rhétorique, lorsque notre conviction se forge sur notre tendance naturelle à rechercher ce qui nous est agréable ou conforme à notre système, et à fuir ce qui nous est désagréable ou non conforme à notre système.

La confusion entre ces niveaux entraine une confusion intellectuelle qui invalide la plupart de nos jugements et de nos convictions.

Se prémunir des manipulations

La manipulation la plus fine ne se fonde pas sur l’erreur ou la fausseté d’une information ; encore que le mensonge le plus audacieux puisse désarçonner et trouver pendant un temps sa force de conviction ; mais il ne tient pas dans la durée.

La manipulation la plus fine s’appuie sur les vérités et les certitudes légitimes qu’elle contient et qu’elle utilise pour créer le « vraisemblable ». Et plus il y a de parts de vérité, plus cela paraît vraisemblable, et plus la manipulation est puissante et durable.

Le dernier recours de la manipulation est la relativisation de toute connaissance : faire croire que toutes les opinions se valent conduit en fait à l’invalidation de toute opinion. On ne peut plus rien penser raisonnablement : c’est l’effet chaos.

Là encore, le discernement requiert un travail souvent pénible, avec des réponses parfois incomplètes qui interdisent de clore le jugement.

Les 4 principaux pièges dans la gestion de l’information :

1 / Le piège du perfectionniste. Il consiste à chercher la certitude dans des domaines où elle ne peut exister. On tombe dans la logique binaire du vrai/faux, blanc/noir, sans discerner les contraintes inhérentes à la matière que l’on considère. Le perfectionniste dérive souvent vers le simplisme.

2 / Le piège de l’idéologue. Il consiste à fonder ses jugements sur les principes et valeurs portés par nos convictions préalables, en refusant que la valeur même de ces convictions puisse être remise en cause. Cette attitude génère des exclusions et des comportements bloquants toute relation.

3 / Le piège du bœuf. Il consiste à affirmer en étant absolument convaincu de son point de vue, sans nuance, sans distance critique ; et à penser que l’évidence pour soi est un argument qui s’imposera de lui-même aux autres.

4 / Le piège du complotiste. Il consiste à croire, souvent sous l’influence de groupes de pression, que l’existence d’un système occulte pilote toute information diffusée sur les canaux ordinaires, quelle que soit leur crédibilité. Le problème est que l’anti-système devient lui-même un système clos dont il est impossible de sortir, puisque tout avis différent est par le fait même la preuve de l’existence du complot.

Se méfier des biais cognitifs

La difficulté peut se définir de la façon suivante : ce que nous avons coutume d’appeler notre « conscience » est structuré par un système de représentations, acquis depuis nos origines, au long de notre histoire, de notre formation, de notre expérience, de notre vécu, de nos croyances, de nos relations, de nos dons et difficultés, de nos succès et de nos souffrances ; nous n'avons d'ailleurs pas une conscience claire de ce système et de la tyrannie qu'il exerce sur notre pensée et sur notre imagination, sur nos affects et sur nos sentiments et par conséquent sur les conditions de notre créativité, de l’exercice de notre intelligence. L’intelligence nous oblige en effet à recevoir, regarder ou concevoir des "choses" qui outrepassent, voire contredisent absolument notre système. Et comme c'est à partir de ce système que nous jugeons spontanément, cette contradiction peut devenir en nous un véritable obstacle.

Tout « savoir », quel qu’il soit, s'appuie nécessairement sur des représentations. Qu'il traite de l’individu, de la société ou même de valeurs transcendantes, il ne traite jamais que des objets, c'est à dire de la structuration et de l'organisation des représentations d'un sujet, dans une corrélation avérée. Autrement dit, la représentation est une construction de l'esprit – imagination et raison, sensibilité et affects, mémoire et intuition – qui tâche de reproduire les éprouvés et les concepts de notre expérience, vécus par nous-mêmes ou induits par des tiers.

En outre, ces représentations se constituent nécessairement en système, c'est à dire en un tout cohérent et clos sur lui-même, dont chaque élément est en relation avec tous les autres. Toute nouvelle représentation doit pouvoir trouver sa place au sein du système, sous peine d'y faire germer une contradiction trop forte qui provoquerait l’aveuglement, l'exclusion voire l'oubli.

Les contradictions "faibles", après avoir mis le système en cause pendant un temps, sont source d'une "reconfiguration" du système initial, qui évolue ainsi au fil de l'expérience et de l'histoire de la personne. Les contradictions "fortes", trop en opposition au système, et par conséquent non-intégrables, sont purement et simplement déniées et rejetées comme non valides, malsaines, perverses, dangereuses… pour que l’individu puisse retrouver sa tranquillité et ainsi se supporter dans son existence, c'est à dire dans l'image qu'il a de lui-même et du monde.

Chaque représentation dont l'intégration est possible trouve ainsi sa place d'objet au sein du système des représentations d'un sujet. Il n'y a donc d'objets que pour un sujet. Et ces objets ne sont pas les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes, mais telles que nous nous les représentons, en y projetant d'ailleurs les caractéristiques propres de notre système. Ce qui veut dire que nous ne pouvons nous représenter les choses qu'en tant qu'elles constituent un objet acceptable pour nous… Comme le disait Eddington, « nous ne croyons nos yeux qu’autant que nous avons la conviction préalable que ce qu’ils semblent nous apprendre est croyable ».

Nous avons donc toujours tendance à construire l'objet pour qu'il soit compatible avec notre système existant. L’illusion consiste à prendre l'objet pour la chose, à penser que ce que nous nous représentons est le réel ; alors que ce n'en est qu'une image plus ou moins déformée et altérée par nos biais cognitifs. L’illusion est une fonction de lutte contre le stress ; stress provoqué par une représentation nouvelle ou trop différente et par conséquent toujours agressive pour notre système.

Dès lors, la créativité en pâtit. La relation avec les autres et l’intérêt du questionnement aussi. Le savoir ne joue que sur la combinatoire complexe du système de représentations, encombrée parfois jusqu’à saturation par le sentiment de certitude.

Le recul n’est plus alors possible et l’intelligence est invalidée.

Réveillons-nous !