Après la Covid, les Etats-Unis ont connu la « grande démission » de tous ceux qui disparaissaient du monde du travail. Comme on aime toujours voir dans cette partie du monde la préfiguration de ce qui va advenir chez nous, beaucoup se sont mis en vain à traquer chez nous le même phénomène. Il ne semble pas s’être produit à moins de nommer « grande dépression » la faible proportion dans notre pays de gens qui travaillent ou la croissance récente de l’absentéisme. Mais peut-être la grande démission n’est-elle pas là où on l’attendait.
Et si la grande démission ne concernerait pas les salariés en général mais seulement les dirigeants ou les managers ? Non seulement « l’horreur politique », pour paraphraser Viviane Forrester, décourage d’investir et d’entreprendre, mais plus encore, il est de plus en plus fréquent d’entendre des chefs d’entreprise se fixer comme premier objectif de vendre leur entreprise et de quitter son monde ; ils rêvent de quitter le monde des dirigeants et plus largement des entreprises et la satisfaction de ceux qui y réussissent est patente, comme le plaisir d’un pot de retraite quelques décennies à l’avance. Evidemment ces discours ne franchissent pas la barrière médiatique parisienne où l’entreprise est réduite au modèle du Cac40, ou du dirigeant à l’ebitda sanguinolent entre les dents, mais ils se rencontrent de plus en plus souvent dans les territoires, loin de BFM, là où se vit une autre vie des entreprises. On ne parle même pas de la difficulté d’exercer une responsabilité comme manager : dans cette entreprise rencontrée régulièrement on parle même d’ « enfer managérial » pour décrire la vie de quotidienne de ceux qui essaient simplement de faire en sorte que salaire mérite travail.
Des dirigeants et des managers qui rêvent de disparaître : est-ce aussi un signe des temps ? Ces fonctions, ces institutions sont peut-être un peu moins dans le vent. La littérature est éclairante à cet égard ; si la grande saga familiale qui traverse les générations est un genre littéraire récurrent, on peut noter qu’au début du siècle dernier Thomas Mann[1] s’installait dans le monde de l’entreprise en suivant le fils des générations de leurs dirigeants alors qu’un siècle plus tard Nino Haratischwili[2] utilisera plutôt les guerres idéologiques et les combats politiques de fortes personnalités, surtout féminines, pour scander l’histoire d’une famille. Même chez l’écrivain Dave Eggers, passionné par les dérives délétères de l’utilisation des technologies, on note une évolution radicale entre « Le Cercle »[3] dont l’intrigue se situait au sein d’une entreprise alors que l’intrigue de « Le Tout »[4], publié en France quelques semaines avant l’installation de Trump-Musk (même si l’ouvrage est sortie aux Etats-Unis en 2021), prend place dans ce « Tout » dont on ne sait plus si c’est une entreprise, un Etat ou autre chose ; les entreprises traditionnelles en sont absentes, toutes absorbées par « Le Tout » qui s’ingénie, avec les mêmes ressorts idéologiques qu’au siècle précédent, à vouloir faire le bonheur des gens malgré eux grâce aux technologies nouvelles. Exculturation des entreprises et de leurs dirigeants pourrait-on dire.
Pourquoi démissionner et abandonner à bas bruit ce monde de la direction d’entreprise ? Il existe au moins quatre raisons évoquées. La première est la complexité croissante de la vie des affaires ; les dirigeants expriment une complexité bureaucratique croissante, ils ont l’impression que les normes et obligations administratives, c’est-à-dire l’action à leur endroit de toutes les autorités ou quasi-autorités, les empêchent de faire ce qu’ils estiment être leur métier. Les agriculteurs sont aussi des dirigeants de leur entreprise agricole et c’est souvent pour cela qu’ils préfèrent ouvrir des chambres d’hôtes plutôt que de continuer à nourrir leurs congénères. Ils ne travaillent plus, ils ne créent plus, ils administrent, renseignent, reportent.
La deuxième raison est liée à la difficulté de la gestion du personnel. Surpris par des comportements qu’ils jugent surprenants, ils n’ont plus l’impression de travailler en confiance avec les autres, et ne savent comment s’y prendre pour faire simplement respecter les termes d’un contrat de travail et l’implicite conscience professionnelle qui devrait l’accompagner. Ce que les sociologues appellent « de nouveaux rapports au travail » les étonne si on parle de manière politiquement correcte ; ils les désapprouvent si on parle plus crument. Quant à l’absentéisme, au manque de conscience professionnelle ou au moindre engagement relevant d’une responsabilité professionnelle de base, ils n’ont pas plus de facilité à les comprendre qu’à les accepter, voire, parfois les pallier.
La troisième raison, c’est de ne pas trouver dans ce métier de dirigeant ou de manager le minimum de reconnaissance que peut légitimement attendre une personne de son travail. Les politiques, fonctionnaires, journalistes ou juges, peu familiers des entreprises, pas plus que les salariés, n’apportent à ceux qui prennent des responsabilités la moindre reconnaissance : du moins est-ce leur sentiment.
La quatrième raison, c’est que dirigeants ou managers vivent dans la même société que les autres ; ils ont la même aspiration au bon temps, au loisir, à l’épanouissement dans le hors-travail. Quand des salariés ne veulent plus faire une mission à l’étranger qui perturberait leur programme d’entrainement au prochain trail, pourquoi le dirigeant, tout aussi disciple de la religion du sport et du bien-être, ne céderait pas lui aussi à la tentation de son propre épanouissement physique ?
Il y a trois attitudes fréquentes face à ces démissions. La première attitude est le déni, d’autant plus facile que le phénomène est difficilement mesurable ; ou du moins, quand il apparait dans les statistiques, le mal est déjà fait depuis longtemps. Ces démissions sont pu spectaculaires ; leur discrétion les cache au grand public car tout le monde a intérêt à rester discret dans ce genre d’histoire, ceux qui partent, comme ceux qui préfèrent sous-estimer leur responsabilité dans le phénomène.
La deuxième attitude est la condamnation de la part de tous ceux qui sont toujours premiers à exiger le changement pour les autres ; en période de crise on somme les autres de changer avant de les condamner pour ne pas avoir pratiqué les vertus que l’on ne s’impose pas soi-même. L’attitude vis-à-vis de tous les détenteurs d’autorité est significative à cet égard.
La troisième attitude est plus fataliste, elle reconnait le phénomène mais avec distance, en considérant que de telles attitudes peuvent changer rapidement dès que les conditions, l’environnement ou les réglementations changent. Les renversements de posture ne manquent pas dans la vie sociale ; la crise de la covid nous a montré les capacités des organisations et des personnes à changer de posture ; comme des événements brutaux et critiques sont moins que jamais impossibles, un certain optimisme peut nous conduire à imaginer des retournements de positions aussi radicaux que ceux qui sont déplorés.
Alors comment réagir et qui peut réagir à une pareille situation ? Première option, l’option politique. Certains prévoient le passage assez proche, volens nolens, d’une économie de paix à une économie de guerre[5] ; dans ce cas, il est vraisemblable que les discours et les comportements sur le leadership changeront très rapidement. Les généraux de guerre ne sont pas les généraux de paix et une nouvelle sorte de leaders pourrait bien émerger, différente de la précédente, différente de celle des démissionnaires.
La deuxième option relève de la pensée positive, elle consiste à relever méthodiquement dans nos territoires des histoires entrepreneuriales réussies, avec une grande satisfaction des dirigeants comme des salariés, l’entreprise heureuse en quelque sorte, celle qui crée, donne envie et contribue au bien commun. Ces belles histoires existent dans cet univers bigarré et diversifié des entreprises ; les mettre en valeur peut freiner la dérive vers la démission et donner d’autres perspectives. Dans des temps anciens, Michel Godet, professeur au Cnam, faisait chaque année un rapport fourni de ces belles expériences entrepreneuriales ou la contribution des entreprises au bien commun se trouvait merveilleusement illustrée et mise en valeur.
La troisième option est celle de la responsabilité, celle des dirigeants devant leurs choix de vie et de carrière qui ont un impact au-delà de leur situation personnelle. Mais c’est la responsabilité également de tous ceux qui travaillent dans et autour des entreprises : encore faut-il qu’ils donnent à des dirigeants et managers l’envie de continuer et de développer. Il y a parmi les dirigeants la même proportion que partout ailleurs de gens bien et d’autres moins bien mais il est préférable d’en avoir des bons si l’on veut une économie qui tourne normalement ; et si l’on n’a jamais connu le phénomène romancé de la grève des dirigeants décrit par Ayn Rand au siècle dernier, le retrait progressif de ceux qui peuvent contribuer devrait être un sujet de réflexion et de préoccupation largement partagé.
Petite conclusion en guise de contrepoint. Il s’agit d’un travail, la semaine dernière, avec un comité de direction : c’est un vrai comité de direction avec des personnalités bien trempées, compétentes, stratèges mais un fort esprit de corps autour d’un dirigeant viscéralement accroché à la culture de son entreprise ; malgré leurs intérêts personnels parfois divergents, ils témoignent d’un amour réel de leur entreprise et d’un vrai souci de la développer, de lui faire surmonter les obstacles à venir dans l’économie et la société. Dans la Bible, le petit reste est toujours promis à un brillant avenir.
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[1] Mann, T. Le déclin d’une famille : les Buddenbrook. Le Livre de Poche, 1993. Première parution à Berlin en 1901.
[2] Haratischwili, N. La huitièème vie (pour Brilka). Folio, 2021.
[3] Eggers, D. Le Cercle. Gallimard, 2016
[4] Eggers, D. Le Tout. Gallimard, 2025
[5] Baverez, D. Bienvenue en économie de guerre. Novice Edition, 2024.