Il est possible qu’en ces temps inquiétants, certains aient envie de s’élever, de prendre de la hauteur. Rien de tel que l’ascenseur pour ce faire. Cet objet, caractéristique de la modernité, a trois caractéristiques qui peuvent expliquer pourquoi il est devenu un lieu de la réflexion managériale[1] . Premièrement c’est un dispositif utile et efficace pour diminuer la peine quotidienne de devoir monter les escaliers, au point même que d’aucuns l’empruntent pour rejoindre leur salle de sport. Mais, deuxièmement, - there is no free lunch - ce confort a un coût, celui de se retrouver dans un lieu exigu avec d’autres bipèdes non choisis. Cette promiscuité est telle que même sans risque sanitaire ambiant, personne n’échappe à l’expérience de la diversité des eaux de toilette ou des éructations sonores issues des écouteurs. Et chacun de s’apercevoir dans cette situation qu’il doit imaginer la bonne posture et le bon comportement sans l’avoir jamais appris ; c’est à ce besoin d’apprentissage que répond de manière bienvenue l’article de The Economist. Heureusement, et c’est la troisième caractéristique de l’ascenseur, c’est, hormis en cas de panne, une expérience courte.

Est-ce pour ces trois caractères structurants que la métaphore de l’ascenseur est aussi fréquemment utilisée. On parle du « pitch ascenseur », censé évoquer pour les jeunes futurs start-uppers qu’ils doivent savoir formuler à un inconnu (investisseur si possible) en quelques secondes dans un ascenseur, le sens de leur projet et de leur irrésistible proposition de valeur. C’est même devenu le summum de la pédagogie du XXIème siècle : apprendre (ou savoir demander à l’IA) à faire de tout et n’importe quoi un pitch ascenseur, pour synthétiser une idée dans une société à la capacité d’attention limitée.

On parle aussi maintenant d’ascenseur émotionnel, une alternance rapide d’émotions négatives et positives. A l’heure de l’intelligence émotionnelle et de la valorisation des émotions, l’ascenseur émotionnel est un moyen de décrire un changement d’émotion, la succession d’enthousiasme et de déception, une aventure émotionnelle qui peut éventuellement approcher la maltraitance psychosociale quand on imagine que le travail devrait être une parenthèse bureaucratique à « satisfactionnogramme » plat.

On parle encore dans les RH de syndrome de l’ascenseur pour caractériser les multiples pratiques inventées par les salariés pour réduire les affres du travail : dans cette haute tour à La Défense, les pointeuses se trouvaient à quelques mètres des batteries d’ascenseur ; la pratique de nombreux salariés consistait à appeler l’ascenseur et foncer pointer à l’approche de la cabine de manière à ce que le temps d’attente soit considéré comme un temps de travail…

On parle enfin de théorie de l’ascenseur pour illustrer de manière triviale l’intéressante théorie de la dissonance cognitive. En effet que fait une personne seule devant le miroir d’une cabine d’ascenseur ? Elle se recoiffe, réajuste ses vêtements ou son maquillage, elle cherche simplement à faire coïncider le réel avec l’idéal, ce qui est un moteur premier de nos comportements, trop peu souvent pris en compte.

C’est sans doute pour sa puissance métaphorique que l’ascenseur a retenu l’attention du chroniqueur du magazine. Il fait des comportements dans ce lieu insolite, une sorte de première leçon de ce que devrait être l’apprentissage de tout salarié, de tout managé : et c’est juste qu’il devrait exister des formations pour managés tout aussi nécessaires que pour les managers.

Dans ce lieu clos, utile et à l’utilisation très courte, se vivent trois facettes de toute vie en société : le besoin d’apprentissage, la dynamique et les frustrations. Être ou vivre ensemble s’apprend, c’est toujours une dynamique et, en plus, un lieu ou une occasion de frustrations et incidents qu’il faut gérer.

Besoin d’apprentissage

Evidemment, il faut apprendre à se servir d’un ascenseur ; la technologie d’aujourd’hui, rajoutée aux exigences de sécurité, en rendent parfois la première utilisation énigmatique. Mais les apprentissages auxquels je pense sont d’un autre ordre ; ils concernent les comportements, les codes de ce qu’il faut faire ou ne pas faire. En effet l’ascenseur offre une expérience de promiscuité d’un type particulier. On peut dire que le métro ou le train sont des lieux de promiscuité mais, semble-t-il, sans enjeux : c’est sans doute pour cela que beaucoup nous y font bénéficier sans vergogne de leurs conversations téléphoniques ou de leurs choix musicaux ; en effet dans ces circonstances, seule la politesse peut éventuellement constituer une limite, mais il n’en va pas de même dans un ascenseur en milieu professionnel. Si on ne connait pas les personnes, on ne sait jamais à qui on a affaire, et la prudence est de règle : votre compagnon d’élévation est peut-être un client, un supérieur inconnu, un futur collègue. Et si on connait la personne, il faut savoir adopter l’attitude appropriée.

Faut-il par exemple entrer dans un ascenseur en présence d’une seule personne dans la cabine ? Beaucoup aujourd’hui ne prennent plus le risque de la promiscuité à deux. Où faut-il se mettre dans un ascenseur, dans un coin, près de la porte au risque de gêner le passage, au lieu le plus approprié étant donné votre étage de destination ? Quelle est la bonne distance aux autres dans un espace aussi exigu : à partir d’où est-on trop près, peut-on tourner le dos, regarder, éviter le regard ? Faut-il forcément dire quelque chose (et quoi) aux personnes déjà présentes ou nouvellement arrivées ? Vous ne les connaissez pas mais elles savent peut-être qui vous êtes et vous risquez de les retrouver. Où faut-il placer son regard quand vous ne disposez pas du secours de votre écran qui permet de ne plus jamais se poser la question ? De quoi peut-on parler au juste avec un compagnon de route quand vous ne connaissez pas les autres personnes présentes ? Un des b-a-ba est d’en dire le moins possible et surtout de ne jamais évoquer un tiers dont vous ne savez pas si les autres le connaissent ; les organisations sont des mondes politiques et l’on n’est jamais assez prudent sur ce que l’on dit de soi ou surtout des autres : la météo est quand même d’un grand secours dans ces cas-là.

Processus

En un minimum de temps, l’ascenseur permet d’expérimenter la dynamique des relations humaines. Le nouvel entrant est généralement timide et prudent, il se cherche un petit espace sans déranger les passagers présents, se fait le plus petit possible en repérant l’accueil froid qui lui est généralement réservé mais il suffit d’un seul étage, quand les portes s’ouvrent à nouveau, pour qu’il se sente maintenant appartenir à la catégorie de ceux qui sont là, maîtres du lieu, peu accueillants aux nouveaux venus. Le temps de l’ascenseur, un fois rentré, consiste aussi, en quelques regards, à faire l’état des forces en présence, les connus et les inconnus ; on ajuste alors la chaleur de son « bonjour », on le complète éventuellement. L’échange de quelques mots, même s’il consiste à confirmer le sens de progression de l’ascenseur, sert de ticket d’entrée et le ton de la réponse ouvre ou ferme la voie à des relations plus approfondies. Pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre en analyse transactionnelle, la question est de savoir que dire après avoir dit « bonjour », pour autant que le ton de la réponse invite à aller plus loin. Le processus, c’est aussi ajuster le ton et la hauteur de la voix selon les personnes connues, ne pas parler trop fort, ajuster le regard. Arrive enfin le processus de la sortie, avec éventuellement un « au-revoir » ou le plus commun « bonne journée », qui évite la redondance du « bonjour » d’entrée. Si plusieurs personnes sortent au même étage, le « bonne journée » permet généralement d’en rester là et de partir rapidement dans des directions heureusement opposées ; si la direction est identique, va se poser le problème de l’arrêt de la discussion.

Frustrations

Les ascenseurs sont l’exemple même de la modernité voire de son dépassement. Les constructeurs s’évertuent à en améliorer le fonctionnement vers plus d’efficacité et de simplicité. Leur seul problème, comme souvent pour les entreprises, ce sont les usagers qui résistent à l’évidence pratique de leurs innovations. Dans les ascenseurs à la destination préenregistrée, certains cherchent encore le bouton. Il y a aussi tous ceux qui s’évertuent à vous retarder quand vous êtes pressé, à mobiliser l’ascenseur pour rejoindre la réunion sur le développement durable un étage plus bas, à bloquer la cabine pour terminer une discussion, à attendre l’ouverture des portes pour s’apercevoir qu’ils se sont trompés d’étage, etc. 

Ces incidents ne font que traduire, dans les moments les plus banals de l’existence comme dans les plus importants, les frustrations du quotidien, les difficultés à fonctionner avec les autres comme si c’était, selon le psychiatre Gérard Haddad[2] la caractéristique première des sociétés humaines. Mais ce que l’ascenseur illustre aussi c’est la possibilité de surmonter ces frustrations ; quelques mots et un regard suffisent parfois à en rire, quelques secondes jusqu’au bon étage et la tension est passée et que dire de nos expériences d’ascenseur, vite oubliées dès qu’on est passé à l’activité suivante. Si les frustrations sociales sont réelles, on expérimente dans l’ascenseur qu’elles sont dépassables.

Conclusion

L’ascenseur nous apprend que les relations humaines, même banales et sans enjeu ne vont pas de soi et qu’elles exigent un minimum d’effort, d’autant plus acceptable que l’on a compris qu’elles s’apprennent, comportent leurs propres dynamiques et génèrent incidents et frustrations heureusement dépassables.

Loin d’être général, ce commentaire ne manque pas de pertinence en ces temps de télétravail quand des collègues ne se retrouvent physiquement qu’en de rares occasions ; ces moments ne constituent pas un retour à la normale, c’est au contraire la découverte de temps nouveaux qu’il faut apprendre à vivre. Apprendre à interagir dans un monde professionnel hybride où le travail est devenu second est devenu de plus en plus nécessaire.

Enfin, si le travail offre l’expérience d’apprendre à vivre et fonctionner avec ceux que l’on n’a pas choisis, ne constitue-t-il pas alors l’une des premières responsabilités sociétales de l’entreprise ? Certes il n’est pas facile de la traduire en indicateurs mais ceux qui ne réduisent pas la RSE à de la compliance y trouveront peut-être une piste de réflexion.
____________________________________________________

[1] Bartleby. How to behave in lifts. The Economist, nov 23-29, 2024.

[2] Haddad, G. A l’origine de la violence. Salvator, 2021.

________________________________________________________

Vous pouvez lire aussi : https://www.fr.adp.com/rhinfo/articles/2024/08/pour-une-fonction-rh-innovante-aout.aspx

Tags: Management Relations de travail