Volet 1 : pluralité, combinaison et autonomie intellectuelle

Accélération des transformations digitales (notamment avec le développement du recours aux intelligences artificielles au travail), accélération des transformations climatiques et écologiques, accélération des transformations sociales sont trois exemples des accélérations des transformations qui traversent notre monde contemporain. Au cœur des accélérations de ces transformations, comment se positionne l’enjeu de l’évolution des compétences des femmes et des hommes qui constituent, aujourd’hui, et demain, les forces vives de nos sociétés, plus particulièrement de la société française, et encore plus particulièrement des organisations qui la constituent (entreprises, administrations ou encore associations) ? C’est à cette question que s’intéresse cet article, en deux volets, en apportant une réflexion non exhaustive, et nécessairement provisoire.

Ce premier volet analyse les deux axes suivants :

  1. Le duo toujours gagnant de la pluralité et de la combinaison des compétences au travail
  2. L’importance, et la définition, de l’autonomie intellectuelle pour faire face aux différentes accélérations en cours
  1. Pluralité et combinaison des compétences au travail : un duo toujours gagnant

Petit retour vers le passé. En 2020, Patrick Bouvard me permettait de publier un article sur les compétences à l’ère digitale en deux volets : https://www.fr.adp.com/rhinfo/articles/2020/02/les-competences-lere-digitale-1.aspx et https://www.fr.adp.com/rhinfo/articles/2020/02/les-competences-lere-digitale-2.aspx. Cet article se basait notamment sur une étude quantitative conduite en 2018 auprès d’un échantillon représentatif d’un peu plus de 1 000 salariés français. L’échantillon était représentatif en genre, âge, région, secteurs d’activités principaux et catégories principales de métiers. Il se basait également sur une étude qualitative, toujours en cours, sur l’évolution des métiers et des compétences.

Les résultats de ces études avaient permis de mettre en exergue trois résultats principaux :

  1. L’impact du numérique sur la transformation des métiers était sans appel. 90% des salariés interrogés sur l’enquête quantitative estimaient en effet que leur métier avait été impacté par le numérique.
  2. Les compétences numériques (au sens large), les softs skills (au sens large aussi), étaient certes nécessaires aux salariés pour réaliser leur travail mais elles n’étaient pas les seules. Les compétences cognitives, manuelles, créatives et transformatives étaient également au rendez-vous. Ce résultat soulignait l’importance de la pluralité des compétences nécessaires aux salariés pour réaliser leur travail au quotidien.
  3. Cette pluralité des compétences nécessaires au travail se traduisait dans une combinaison quotidienne de ces mêmes compétences par les salariés pour réaliser leur travail

Les résultats principaux présentés dans cet article sont toujours disponibles sur le lien suivant : https://www.fr.adp.com/rhinfo/articles/2020/02/les-competences-lere-digitale-1.aspx.

Qu’en est-il en 2024 ? Pour tenter de répondre à cette question, une nouvelle étude quantitative a été réalisée en 2023, toujours auprès d’un échantillon représentatif d’un peu plus de 1 000 salariés français. L’étude qualitative, mentionnée précédemment, se poursuit toujours pour analyser les évolutions des métiers et des compétences. Sans détour, les résultats principaux restent les mêmes :

  1. L’impact du numérique sur la transformation des métiers reste sans appel. En 2023, 81% des salariés estiment en effet que leur métier a été impacté par le numérique. Le chiffre reste relativement proche de celui de 2018. A noter néanmoins que cette étude a été administrée début janvier 2023. ChatGPT avait fait son apparition sur le marché grand public depuis quelques mois seulement.
  2. Le duo pluralité et combinaison des compétences restent un duo gagnant.

Sur ce dernier point, quelques éléments de précision.

L’étude de 2018, administrée auprès d’un échantillon représentatif d’un peu plus de 1 000 salariés, avait permis de réaliser un premier classement de sept compétences potentiellement mobilisables au travail : les compétences manuelles, les compétences relationnelles, les compétences intra-personnelles, les compétences cognitives, les compétences créatives, les compétences transformatives et les compétences numériques. Pour chacune de ces compétences, les répondants avaient indiqué le degré d’importance pour la réalisation de leur travail suivant l’échelle suivante : « incontournable », « importante », « moyennement importante », « peu importante », « pas du tout importante ». Ce premier classement agrégeait les items suivants : « incontournable », « importante », « moyennement importante », « peu importante ». Autrement dit, le classement positionnait les différentes compétences les unes par rapport aux autres en fonction du fait que les compétences soient nécessaires pour les salariés, quel que soit le niveau d’importance de ces compétences estimées par ces mêmes salariés.

Le premier enseignement de ce classement avait été que toutes les compétences étaient importantes (d’une manière ou d’une autre), et que l’écart de leur nécessité tenait dans un mouchoir de poche. Ainsi, les compétences intra-personnelles, les plus cités, l’étaient par 94% des salariés. Les compétences créatives, les moins citées, l’étaient par 90% d’entre eux. Le deuxième enseignement avait été que les « softs skills » et les compétences numériques étaient primordiales aux salariés pour effectuer leur travail. Les compétences intra-personnelles, relationnelles et créatives (représentatives des soft skills dans cette étude) étaient représentées, respectivement, à 94%, 93% et 90%. Le troisième enseignement avait été que les compétences manuelles, cognitives et transformatives n’étaient pas en reste, avec des scores respectifs de 92%, 92% et 91%. Ce premier classement démontrait l’importance de la pluralité des compétences nécessaires pour les salariés afin d’effectuer leur travail quotidien. Le classement final avait donc été le suivant : 1. Compétences intra-personnelles (94%) 2. Compétences relationnelles (93%) 3. Ex-aequo : compétences manuelles, compétences cognitives et compétences numériques (92%) 6. Compétences transformatives (91%) 7. Compétences créatives (90%).

Pour essayer de départager ces sept compétences, un deuxième classement avait été réalisé. Il représentait les compétences jugées « vraiment importantes » au travail. Dans ce classement, seuls les items de réponse « incontournables » et « importantes » avaient été retenus. Premier enseignement, l’écart entre les compétences s’agrandissait mais cela restait relatif. Il montrait là aussi l’importance de la pluralité des compétences nécessaires aux salariés pour effectuer leur travail. Ainsi les compétences relationnelles se positionnaient en première position à 68% et les compétences transformatives en dernière position à 49%. Les « soft skills », à travers les compétences relationnelles, intra-personnelles et créatives obtenait les scores respectifs de 68%, 66% et 54%. Elles se positionnaient respectivement en première, deuxième et cinquième position. Les compétences numériques étaient en quatrième position avec un score de 60%. Les compétences cognitives, manuelles et transformatives obtenaient les scores respectifs de 60%, 54% et 49%. Le classement final était donc le suivant : 1. Compétences relationnelles (68%) 2. Compétences intra-personnelles (66%) 3. Ex-aequo : compétences numériques (60%) et compétences cognitives 5. Ex-aequo : compétences créatives et manuelles (54%) 7. Compétences transformatives (49%).

Deuxième enseignement de ce classement, les compétences les moins plébiscitées, les compétences transformatives, étaient importantes pour près d’un salarié sur deux. Les compétences manuelles, souvent oubliées, et malheureusement parfois dévalorisées en France, étaient également importantes pour plus d’un salarié sur deux.

Présentons maintenant les résultats pour 2023.

Le premier classement est le suivant :1. Compétences intra-personnelles (89%) 2. Compétences relationnelles (88%) 3. Compétences numériques (87%) 4. Compétences créatives (86%) 5. Compétences cognitives (84%) 6. Ex-aequo : compétences transformatives et compétences manuelles (82%). Pour rappel le classement 2018 était le suivant : 1. Compétences intra-personnelles (94%) 2. Compétences relationnelles (93%) 3. Ex-aequo : compétences manuelles, compétences cognitives et compétences numériques (92%) 6. Compétences transformatives (91%) 7. Compétences créatives (90%).

Là encore, les résultats se tiennent dans un mouchoir de poche. La différence entre la première place et la dernière place en 2018 était de 4%. Il est de 7% en 2023. Cela ne dénote pas une évolution forte et significative. A noter que les chiffres de 2018 étaient plus élevés que ceux de 2023. Il a en effet été fait le choix en 2023 de rajouter un item « je ne sais pas » pour éviter de forcer les réponses. Cet item a recueilli en moyenne 7% de taux de réponse. L’ordre du classement des compétences entre 2018 et 2023 est proche. Seules les compétences créatives et manuelles ont sensiblement changé de position. Les compétences créatives montent dans le classement alors que les compétences manuelles diminuent.

Le deuxième classement est le suivant : 1. Compétences relationnelles (69%) 2. Compétences intra-personnelles (66%) 3. Compétences cognitives (62%) 4. Compétences créatives (56%) 5. Compétences numériques (56%) 6. Compétences transformatives (52%) 7. Compétences manuelles (51%). Pour rappel le classement de 2018 était le suivant : 1. Compétences relationnelles (68%) 2. Compétences intra-personnelles (66%) 3. Ex-aequo : compétences numériques (60%) et compétences cognitives 5. Ex-aequo : compétences créatives et manuelles (54%) 7. Compétences transformatives (49%). Là aussi, beaucoup de similitudes entre 2018 et 2023. Comme pour le premier classement, les compétences créatives remontent dans le classement quand les compétences manuelles prennent la dernière position.

Concernant l’importance de la combinaison des compétences, l’article de 2020 avait pris l’exemple de Virginie, data scientiste dans le domaine des ressources humaines, et de Vincent, autoentrepreneur dans le secteur du bâtiment. L’analyse des tâches réalisées par Virginie avait permis de montrer que Virginie combinait quatre types de compétences pour réaliser son travail : des compétences numériques, des compétences statistiques (forme de compétences cognitives), des compétences relationnelles pour mieux interagir avec ses commanditaires internes et des compétences en matière de gestion des ressources humaines pour mieux comprendre ses sujets d’analyse. On avait une configuration quadridimensionnelle des compétences mobilisées et combinées par Virginie. Dans le cas de Vincent, l’analyse permettait de relever une configuration tridimensionnelle avec des compétences manuelles, des compétences relationnelles et des compétences numériques.

L’analyse du poste de Virginie reste encore valable aujourd’hui. L’étude récente de nouveaux métiers en émergence trouverait une version 2024 en Tom, data scientiste pour une startup évaluant la consommation énergétique des matériaux de construction. Comme dans le cas de Virginie, la configuration des compétences reste quadridimensionnelle. Tom mobilise en effet des compétences numériques, des compétences statistiques (forme de compétences cognitives), des compétences relationnelles pour mieux interagir avec ses commanditaires internes et des compétences environnementales dans le domaine de la construction (au lieu des compétences en ressources humaines nécessaires à Virginie). L’analyse actualisée du poste de Vincent amènerait d’une configuration tridimensionnelle à une configuration quadridimensionnelle. Les compétences manuelles, les compétences relationnelles et les compétences numériques restent au cœur de son métier. Au regard des enjeux écologiques et climatiques, il serait important d’y adjoindre, proche du cas de Tom, des compétences environnementales liés au secteur de la construction pour évoluer vers une diminution de l’empreinte écologique des bâtiments.

  1. Faire face à la diversité des accélérations des transformations : l’autonomie intellectuelle, sa définition et ses dimensions, son actualité et son importance

Au début des années 80, Michel Baudoin formulait le concept « d’autonomie intellectuelle ». Il le mettait également en pratique dans ses enseignements en biologie au collège et au lycée. C’est un concept qu’il n’a arrêté de promouvoir et de mettre en pratique, tant dans sa vie professionnelle que personnelle, jusqu’à 2010, année de sa retraite en tant qu’inspecteur de l’éducation nationale.

Comme dans la section précédente, effectuons là aussi un retour vers le passé. Pas de 4 ans cette fois-ci, mais près de 45 ans, autrement dit près d’un demi-siècle en arrière. Les années 80 ont été, entre autres, marquées par une forme de stabilité économique, d’une confiance dans le développement et le progrès ainsi que l’apparition dans les foyers d’objets technologiques tels que le magnétoscope ou encore l’ordinateur personnel. Si vous êtes tenté par l’expérience, et que vous avez encore une de ces reliques chez vous, montrez à de jeunes enfants un baladeur (à cassette), un magnétoscope ou encore un ordinateur personnel (pour le moins imposant) avec une disquette 5 pouces 1/4. Vous obtiendrez, suivant les situations, un regard interrogatif sur ces drôles d’objets ou un regard indiquant que vous appartenez au temps des dinosaures (quand la voix ne se mêle pas au regard dans ce cas précis). Il n’en demeure pas moins que la démocratisation du numérique dans les foyers français était en marche. A contrario des années 1980, le monde des années 2020 se caractérise par une grande instabilité, ou, à tout le moins, par une plus grande instabilité. Comme déjà mentionné, nos sociétés contemporaines sont traversées par une multiplicité d’accélérations de transformations : numériques, écologiques et climatiques, sociétales, géopolitiques, politiques ainsi que des métiers, des modes de travail et d’organisation dans les organisations (entreprises, administrations et associations). Dans ce monde en profonde accélérations, le développement de l’« autonomie intellectuelle » auprès des femmes et des hommes, forces vives des organisations (entreprises, administrations, associations), trouve une résonance toute particulière. En effet, avec mes collègues Flavien Bazenet et Olivier Segard, nous nous faisions les échos des nombreuses inquiétudes des salariés, liées à notre époque, dans l’article suivant (toujours sur la base de l’enquête 2023) : https://www.fr.adp.com/rhinfo/articles/2024/01/les-salaries-francais-a-lere-des-transformations-1.aspx . A titre de rappel, et d’exemple, 75% des salariés interrogés expriment le fait d’avoir peur de perdre de leur pouvoir d’achat. 73% des répondants indiquent être inquiets face à une potentielle crise sociale. Ils sont 72% à se déclarer inquiets face à la crise écologique. La transformation face à laquelle les salariés se déclarent le moins inquiet, et de très loin, est la transformation digitale. Ils ne sont en effet que 36% à exprimer une inquiétude. Dans ce contexte, comment faire face, en termes de compétences, à ces incertitudes ? Revenons à l’autonomie intellectuelle.

S’il était encore de ce monde, je pense que Michel Baudoin définirait l’« autonomie intellectuelle » comme une orientation et une capacité d’une personne à développer une curiosité, des connaissances et des savoir-agir (autrement dit des compétences), sur toute forme de sujet, qu’ils soient d’ordre professionnels et personnels, à développer des liens entre ces sujets, à être en constant apprentissage sur toute forme de sujet, à travailler son analyse en termes de zones de maitrises et de progrès sur les sujets investigués et à développer une analyse critique là aussi sur toute forme de sujet (1). Pour tenter de mettre en avant les « mots clés », comme il aimait à travailler sur toute forme de sujet, l’« autonomie intellectuelle » est :

  1. Une attitude d’intérêt général sur toutes formes de sujet pouvant permettre toutes formes de développement de compétences. Il aimait à dire que tout sujet était source d’apprentissage, de la plomberie dans une maison, au jardinage, à la biologie, aux technologies en passant par le management d’équipe. Il aimait également à dire qu’il n’y avait pas de sujets plus nobles que d’autres, qu’ils étaient tous importants dans nos différents cadres de vie et de travail et qu’on ne savait pas toujours à l’avance ce que l’on serait amené à mobiliser dans les années à venir. Il aimait enfin à dire que toutes modalité d’apprentissage était une modalité intéressante d’apprentissage. Il n’y avait là aussi pour lui pas de modalité plus noble qu’une autre. L’essentiel était de pouvoir apprendre en prenant du plaisir.
  2. Une mise en connexion des sujets les uns avec les autres. Ce que l’on apprend sur un sujet peut venir compléter ce que l’on apprend sur un autre et/ou servir de base d’apprentissage.
  3. Une capacité à analyser ses zones de maitrise et de développement. Ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui le développement de ses capacités métacognitives.
  4. Une capacité à adopter une posture critique. Ce point rejoint le thème très en vogue, à très juste titre, du développement de l’esprit critique à l’époque de l’accélération des « fake news ».

L’ouverture à toute forme de sujets me semble primordiale face aux nombreux défis que nous vivons en tant que salarié/agent/membre d’une association, que citoyen, que membre d’une famille ou tout simplement qu’être humain. En outre, cette ouverture me parait d’autant plus importante à un moment où la circulation des informations, des connaissances et malheureusement des dites « fakes news » s’est plus qu’accélérée. Autrement dit, une culture générale, sur tout type de sujet, est fondamentale pour développer des avis raisonnés et ne pas être entrainé vers de la désinformation.

La mise en connexion des sujets les uns avec les autres me semble primordiale pour favoriser une forme de symbiose du développement des compétences. Plus on apprend, plus il est facile d’apprendre, sur un même sujet bien évidement, mais également sur de nouveaux sujets.

La capacité à développer ses capacités métacognitives me semble indispensable car nous vivons à une époque où les modalités d’apprentissage sont beaucoup plus nombreuses qu’elles ne l’étaient dans les années 80, qu’elles ne l’étaient elles-mêmes au début du XIXème siècle ou qu’elles ne l’étaient encore au moment de l’invention de l’imprimerie. La multiplication des modalités d’apprentissage, comme les tutoriels en tout genre sur YouTube, la multiplicité des sujets sur lesquels nous pouvons être engagés nécessitent de prendre du recul sur les compétences que nous développons et sur les modalités pertinentes de ces développements. C’est un des points, avec la nécessité des reconnexions avec nos différents environnements, qui sera abordé lors du prochain volet.

Je ne reviendrai pas sur la nécessaire posture critique à une époque où il n’a jamais été aussi facile de produire des « fake news » appuyées sur des sites internet, des images ou encore des vidéos fournissant des fausses preuves de crédibilité.

Comme indiqué précédemment, le prochain volet abordera notamment l’importance des reconnexions avec nos environnements et celle de la pluralité des modalités d’apprentissage et de développement des compétences.
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(1) J’ai eu l’immense chance d’échanger avec Michel Baudoin du début des années 90 à son décès en 2010 sur ce sujet. J’ai essayé de retransmettre les grands axes de sa pensée quant à cette notion, avec toutes les limites que comporte cet exercice. J’espère que les personnes l’ayant connu et ayant échangé avec lui sur cette thématique excuserons mes éventuelles approximations. Il n’a malheureusement pas eu le temps d’écrire sur le sujet pour laisser une trace formalisée.