La seule chose certaine à propos des jeunes, c’est que dans dix ans, ils auront dix ans de plus. Ce seront dix années d’expérience, de maturation psychologique dont le temps, depuis toujours, fait bénéficier les bipèdes. La seule question qui devrait tarauder les managers qui s’épuisent avec leurs collaborateurs – jeunes ou pas - c’est donc de leur faciliter la découverte de ce qu’ils n’imaginent même pas. La découverte, c’est la relativisation de toutes ces pensées faibles, celle des attentes, celle des déterminismes inéluctables, celle des volontés inoxydables. C’est une approche souvent absente du management quand l’évidence d’une expérience du travail qui procède plus de la découverte que de ses seules conditions.
Chacun peut d’ailleurs le vérifier simplement. Quand vous cherchez dans votre carrière les moments formateurs qui vous ont construit, ceux où vous avez l’impression d’avoir appris beaucoup, ceux qui expliquent sans doute les succès rencontrés dans la suite de votre carrière : ce sont souvent des moments qui n’ont pas été les plus agréables quand vous les avez vécus ; ce sont des moments où vous alliez au travail la boule au ventre, victimes du syndrome de l’imposteur. Et vous avez découvert ensuite leur richesse et leur fécondité.
De la même manière, les psychologues du développement rappellent que notre personnalité ne cesse d’évoluer au fil du temps, loin de ces approches fixistes où tout se jouerait dans les premiers âges de l’existence. Evidemment on n’aborde pas l’existence, et donc le travail, à vingt-cinq ans après son diplôme, comme dans la trentaine quand grandissent les enfants, dans la cinquantaine au moment du l’arrivée de ceux du second mariage ou encore à la soixantaine quand la perspective de fin de carrière commence de s’installer. Cette banalité anthropologique devrait être rappelée quand on traite de la question du télétravail : si on peut comprendre le sentiment de confort et de liberté qu’il procure, on ne devrait pas oublier qu’avec le temps peut grandir le souci de se développer et de faire carrière et le jeu politique des organisations pour gérer sa carrière ne s’accommode pas forcément de la distance. Il y a certainement un marché éditorial sur le sujet de la « télégestion de carrière ».
La découverte des autres et des relations fait aussi partie de l’expérience professionnelle. Dans un colloque récent[1] sur les coopérations entre entreprises et territoires, beaucoup s’interrogeaient sur les dispositifs politiques ou réglementaires facilitant ces partenariats, mais très vite les intervenants mirent en évidence l’impact premier de rencontres entre des personnes, de relations personnelles qui permettaient la confiance, le projet commun, l’initiative conjointe et donc le succès des coopérations ; il n’y a que le risque de l’expérience qui, une fois encore, permet de le découvrir. Il en va de même dans l’expérience professionnelle où ce sont des rencontres qui génèrent de la satisfaction, la qualité d’un premier manager qui détermine le succès futur, le hasard des interactions qui transforme la vision de son travail.
Même si chacun débute son expérience professionnelle en se croyant le centre de l’univers, singulier dans des entreprises que l’on imagine tenir à distance en l’utilisant comme une opportunité, il n’en fera pas moins l’expérience que les institutions sont des cultures, des tribus. Dans un ouvrage récent[2], l’auteur tente de réhabiliter l’idée de tribu, de montrer que ce n’est pas qu’une structure qui s’impose à l’individu en réduisant sa liberté et sa singularité mais que c’est un phénomène anthropologiquement banal, répondant à ce qu’il nomme trois « instincts » de base propres à la vie de toute collectivité.
Pour Morris, le premier de ces instincts est celui des pairs, ceux avec lesquels on se trouve des connivences et des similitudes, ceux que l’on a soin d’imiter, et dont on attend les réactions réconfortantes, ceux qui rassurent, soutiennent et accompagnent. Il y a ensuite l’instinct des héros, de ceux que l’on admire, que l’on veut imiter et dont on accepte l’influence ; on cherche chez eux l’incarnation des valeurs qui nous aident à aborder le mode et à y agir. Enfin, on découvre l’instinct des ancêtres, des fondateurs, de ceux auprès desquels on cherche des traditions, des références ou des codes de conduite pour s’identifier, comme si leur présence dans l’histoire donnait un guide ainsi qu’une validation de la manière d’agir aujourd’hui. Même s’il n’y a rien de plus étrange que les tribus des autres, c’est la vie collective qui permet de découvrir l’importance pour soi de celles auxquelles on appartient, à son corps défendant parfois.
Les freins à la découverte
Il y a sans doute des raisons pour lesquelles on donne si peu d’importance à la découverte ou qui freinent la prise en compte de son importance dans le management pratique. Le premier frein à la découverte - les philosophes antiques nous l’ont répété depuis longtemps - c’est d’ignorer que l’on ignore, c’est de croire savoir. C’est l’impression récurrente quand on lit les enquêtes sur les attentes, comme si celles-ci avaient quelque intérêt quand on ne connait pas : qu’attendre du Bordeaux[3] quand on n’a jamais goûté ? Comment être ouvert à la découverte quand l’information ambiante réduit notre approche du monde à l’actualité et à l’instant, en oubliant les dynamiques de l’histoire et les cycles de l’économie.
L’illusion de la maîtrise est le deuxième frein à la découverte ; c’est cette mentalité bureaucratique largement répandue selon laquelle on peut tout maîtriser et éliminer tout risque : que pourrait-il advenir puisque l’on a tout prévu, puisque nos systèmes (dans l’entreprise et dans la société en général) sont forcément robustes pour résister à tout. Dans ce contexte, le travail n’est jamais qu’une expérience complètement encapsulée dans des référentiels de compétences, des définitions de fonction et des modes opératoires dans lesquels il suffit à chacun de se laisser porter sous le contrôle rassurant de tous les normalisateurs du travail et de la compétence. Ce sont des dispositifs qui ne laissent place à aucune découverte, tout est prévu et il n’y a rien à découvrir.
Découvrir la tribu, ses règles et sa culture n’est pas plus aisé et le troisième frein, c’est le syndrome Harley-Davidson, selon lequel je n’ai besoin de personne, dans la vie en société comme sur la motocyclette, comme le dit la chanson. Dans un état des mœurs fortement individualiste, il n’est pas si facile d’accepter la culture d’une organisation qui pourrait avoir une influence sur soi, en en contestant la toute-puissance. Il est quand même intéressant, dans la période récente (et probablement en voie d’achèvement) d’un marché de l’emploi favorable aux salariés, jeunes diplômés en particulier, d’observer leur réticence vis-à-vis des grandes organisations vécues comme une source de contrainte et de poids d’une autorité et d’une culture, au profit de la « presta », de l’interim de luxe ou du conseil et ce, avec le sentiment d’y conserver et épanouir une grande liberté individuelle. Ils n’imaginent pas ce que la culture d’une organisation, grande ou petite, peut apporter, pour autant que l’on imagine des alternatives au télétravail.
Alors comment favoriser la découverte ?
La première chose à faire est de reconnaître l’existence et l’importance de la culture. C’est le premier pas pour prendre conscience que dans une entreprise comme dans n’importe quelle société les « pairs », les « ancêtres » et les « héros » peuvent être des repères et dans un contexte de désordre cela peut être utile. Morris souligne, de manière provocatrice en parlant de « tribus » dans son ouvrage, qu’elles ne sont pas seulement des facteurs d’isolement, d’exclusion ou d’incitation à la bagarre entre nous et les autres ; la culture, c’est aussi ce qui aide à se situer, à prendre conscience de notre lien à un environnement, voire à une source d’espérance. C’est la responsabilité des managers de faire découvrir ces références partagées.
Le second conseil pour faciliter la découverte, c’est de ne pas réduire les personnes à une description de poste, un référentiel de compétences ou une liste d’objectifs mesurables. Pour ce faire je demande aux managers s’ils ont écrit quelque part, seulement pour eux-mêmes, ce qu’ils attendaient d’une certaine personne à un certain poste. Vous aurez compris que l’écrire est le seul moyen d’y avoir vraiment réfléchi, d’avoir réellement pris en compte que la relation managériale est plus riche que ne l’officialisent les outils RH ; une relation managériale ne fonctionne et ne s’épanouit que si peuvent être prises en compte les particularités de la personne dans un contexte donné. Voilà le conseil si vous êtes manager : écrire ce que vous attendez de la personne à un poste donné, c’est le seul moyen pour le manager, et sans doute aussi pour le collaborateur, d’ouvrir des perspectives à la relation managériale et au travail.
Le troisième conseil concerne chacun. Si, lors d’une prochaine prise de poste, vous écrivez les plaisirs et les déplaisirs que vous pensez rencontrer dans cette nouvelle expérience professionnelle, que constaterez-vous après quelques années en retrouvant ces notes ? Vous vous apercevez certainement que vous n’avez pas connu ces plaisirs et déplaisirs comme vous le pensiez mais que vous en avez découvert d’autres que vous n’imaginiez pas.
C’est la banalité de l’existence, elle nous rappelle que la vie professionnelle, comme la vie amoureuse, est une continuelle découverte. Si vous en prenez conscience pour vous-même, pourquoi ne serait-ce pas le cas pour d’autres ? Un management de la découverte permettrait peut-être de sortir des préjugés, idées reçues et impasses qui entachent le plus souvent nos approches du management.
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[1] « Entreprises et Territoires : Coopérer pour le Bien Commun » - Colloque organisé par la Chaire ICP-ESSEC Entreprises et Bien Commun – Paris, 19 novembre 2024.
[2] MORRIS, M. Tribal : how the cultural instincts that divide us can help bring us together. Thesis, 2024
[3] A consommer avec modération avec cinq fruits et légumes en évitant de grignoter et en privilégiant la marche ou la mobilité douce
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