Lorsque les entreprises repensent leurs modèles opérationnels et leur approche de la création de valeur, l’idée de frugalité en effraie plus d’un. Souvent perçue comme une contrainte ou une mesure de dernier recours, elle émerge pourtant désormais comme un levier positif qui dépasse les simples, quand elles ne sont pas simplistes, réductions de coût. En s’inscrivant dans une perspective globale visant à optimiser l'utilisation des ressources tout en maximisant la valeur créée pour l'ensemble des parties prenantes, la frugalité a un véritable potentiel transformateur dans la durée. En d’autres termes, loin d'être une punition ou une fatalité, la frugalité constitue une véritable opportunité de repenser les processus, d'innover et de créer une culture d'entreprise plus résiliente et plus alignée avec les défis contemporains.

Une opportunité plutôt qu'une contrainte

Contrairement à une idée reçue, la frugalité en entreprise ne se résume pas à une simple réduction des dépenses ou à une privation de ressources. Elle représente plutôt une opportunité de repenser en profondeur la façon dont l'entreprise crée et délivre de la valeur. L’ouvrage best-seller « Frugal Innovation: How to Do More with Less » de Navi Radjou et Jaideep Prabhu[1] avait déjà ouvert la voie il y a une dizaine d’années en montrant le levier d’innovation qu’elle offre. Adopter une démarche frugale, c’est en effet questionner ses pratiques, identifier de nouvelles façons de faire et inciter à développer des solutions créatives et concrètes. L'entreprise indienne Tata Motors est en ce sens souvent citée comme exemple avec le développement de la voiture Nano, une voiture abordable destinée au marché indien, en ayant adopté ces principes[2]. Gageons que les bénéfices d’une approche qui, dans l’esprit suppose une utilisation parcimonieuse et avisée des ressources, ne soient bien plus profonds et durables.

La frugalité est une nécessité

De très nombreux facteurs militent en faveur de l'adoption d’une philosophie de gestion frugale en entreprise. Là où on pouvait encore la voir un temps comme un mal nécessaire en dernier recours lorsque le navire tangue, elle est désormais à appréhender comme une évidence en tout temps.

L'urgence climatique et la raréfaction des ressources naturelles constituent sans doute aucun la première des raisons. Même si celle-ci ne semble pas toujours mobiliser à la hauteur de ce qu’elle devrait, elle reste l’ultime couperet qui n’attendra pas nos atermoiements. Il suffit de se figurer que moins de 50 questions à chatGPT consomment une demi-bouteille d’eau[3] pour se demander si toutes sont bien nécessaires… Mais si l’argument moral de la planète et ses ressources limitées ne suffit pas à convaincre, il y a celui de l’intérêt. On a vu celui de l’innovation et de l’avantage concurrentiel. Il y a surtout celui de l’économie durable de ressources donc celui de la valeur durable de l’entreprise. 

Elaguer n’est pas couper aveuglément

Une vision réductrice, mais malheureusement souvent ancrée, c’est celle de la chasse aux coûts. L’intention est respectable évidemment, dans la grande tradition de la « chasse au gaspi » de la crise pétrolière. Mais la tentation des gains rapides et visibles au risque de sacrifier l’essentiel est souvent grande. En vérité, on n’élague pas un arbre en coupant aveuglément ce qui dépasse au risque de le sacrifier. On le débarrasse de l’inutile, c’est-à-dire de ce qui nuit à sa croissance durable, et c’est toute la différence. C’est dans cette nuance-là que se joue l’efficacité de toute la cohorte de méthodes qui s’attaquent au superflu, comme le lean management. Pensées et mises en œuvre avec l’intelligence de la valeur durable en ligne de mire, elles sont utiles et efficaces. A l’inverse, elles sont potentiellement destructrices. Entre lean management détourné de sa philosophie première, budget base-zéro (BBZ) appliqué sans discernement (et notamment connaissance des métiers et de ce qui crée réellement la valeur), ou les « 5 zéros » d’un Toyotisme dont on aurait oublié le substrat culturel de confiance en l’intelligence de celui qui travaille, le risque de dérives destructrices de valeur à terme est élevé. Entre parer au plus pressé quand on n’a plus le choix, et cela arrive malheureusement, et s’inscrire dans une approche frugale durable, ce n’est pas la même chose. Éteindre le feu ne fait pas pousser la forêt.

Un enjeu culturel

Comme toujours, l’enjeu n’est pas dans la méthode et encore moins dans une quelconque recette miracle qu’un gourou autoproclamé de la frugalité brandirait comme nouvelle pierre philosophale. L’enjeu est celui d’un état d’esprit constant doublé du discernement dans sa mise en œuvre. Certes, la plupart des méthodes ou approches ont deux points en commun. La première est la plus évidente : ne pas faire ce qui est inutile. La sobriété commence en effet par ce que l’on ne consomme pas. C’est par exemple le sens de la démarche ASI (Avoid, Shift, Improve : éviter, substituer, améliorer) utilisée en Allemagne dans les années 90 pour réduire les émissions dans les transports[4]. C’est cette première disposition d’esprit qui conduit au second point commun, celui du questionnement du statu quo, de la remise en cause systématique de ce que l’on fait, que ce soit par habitude, paresse ou confort. Se demander si « c’est vraiment nécessaire » avant de faire, c’est une disposition d’esprit qui, dès lors qu’elle est celle d’un collectif, marque un trait culturel fort. Il s'agit non seulement de développer des réflexes et des comportements qui deviennent naturels pour l'ensemble des collaborateurs mais aussi s’attaquer à un ensemble de croyances et de valeurs. Bien sûr, il faut revoir les processus mais il faut aussi aligner tout le reste, de la culture au leadership model en passant par les principes d’appréciation de la performance ou l’exemplarité de la chaîne hiérarchique.

Le rôle de la fonction RH

En vérité, le chantier est colossal dans certaines entreprises. Certaines, malheureusement rompues depuis des décennies aux crises et soubresauts violents de la réalité économique, ont développé depuis longtemps cette capacité. Elles ont-là un véritable atout compétitif. Mais d’autres ont encore un long chemin à parcourir qu’elles ne réussiront qu’avec une fonction RH forte et engagée, tant la dimension culturelle en constitue à l’évidence le premier facteur de succès.

Or, on le sait, toute acculturation prend du temps, car celui des femmes et des hommes qui travaillent est long par essence. La culture d’une entreprise n’est pas quelque chose qu’on édicte, c’est une pâte qu’on façonne. Comme le pain, on ne s’affranchit pas du temps de pousse. En revanche, l’ensemble des chantiers qui favorisent cette acculturation et permettent d’ancrer les orientations nouvelles qu’elle vise, relève des missions de la fonction RH. Les valeurs et la manière dont les comportements qui les traduisent en font évidemment partie, les prises de conscience aussi, mais il y également tout l’arsenal classique qui doit être aligné, notamment en matière de fixation d’objectifs, d’appréciation de la performance ou de rémunération.

Enfin, et ce n’est pas le plus aisé, c’est aussi la capacité à repenser l’organisation du travail (donc une maîtrise approfondie de la chaîne de valeur et des métiers) et les processus décisionnels, notamment budgétaires. Or, ceci exige d’œuvrer de concert !

La coopération comme exigence ultime

Nous ne savons pas si la « frugalité contient toutes les vertus » pour reprendre une maxime de Cicéron, mais elle porte une exigence, celle de la coopération. Il ne s’agit pas seulement de collaborer, c’est-à-dire « faire des efforts ensemble », mais bien de mettre ces efforts dans le sens d’une perspective commune, celle de la valeur durable de l’entreprise. La frugalité que nous désignons ici est bien celle qui invite à faire « œuvre ensemble », à concentrer tout ce que l’on fait et consomme sur l’intérêt du bien commun et à élaguer le reste. C’est le sens même de la coopération.
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[1] Radjou, N., & Prabhu, J. (2015). “Frugal innovation: how to do more with less”. The Economist; First Trade Paper Edition.

[2] Gaur L. & Sahdev S.L. (2015) “Frugal Innovation In India: The Case of Tata Nano” International Journal of Applied Engineering Research Volume 10, Number 7 (2015) pp. 17411-17420

https://www.ripublication.com/ijaer10/ijaerv10n7_101.pdf

[3] https://www.novethic.fr/actualite/numerique/intelligence-artificielle/isr-rse/chatgpt-consommerait-l-equivalent-d-une-bouteille-d-eau-par-conversation-151485.html

[4] https://www.transformative-mobility.org/wp-content/uploads/2023/03/ASI_TUMI_SUTP_iNUA_No-9_April-2019-Mykme0.pdf

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NDLR : Vous pouvez lire aussi : https://www.fr.adp.com/rhinfo/articles/2020/11/frugalite-et-bienveillance-deux-consequences-heureuses-de-la-crise-sanitaire.aspx