L’art de la liaison devient difficile. On ne compte plus les « cent-z-euros » ou les « ça va-t-être difficile » ; rien que ces deux derniers jours d’écriture de cette chronique, j’ai entendu dans les médias la référence aux « deux mille-z-amendements » à l’assemblée et à tous ceux qui « ne savent pas trop-z-où aller » ; même sur notre radio culturelle nationale donneuse de leçons, une présentatrice disait « bonjour-z-à toutes et bonjour-z-à tous » ! Cela écorche un peu les oreilles mais peut-être n’est-ce finalement pas un problème. A moins que, par analogie, la difficulté de la liaison dans le langage ne soit symptomatique d’autres difficultés de la liaison, en dehors du langage, entre les personnes par exemple, et pourquoi pas dans les situations de travail. Autrement dit, ces difficultés de liaison nous enseignent-elles quelque chose ?

L’art de la liaison suppose au moins trois choses. Premièrement, il exige de connaître l’orthographe des mots pour ne pas se laisser aller à des liens dangereux ou inappropriés ; « quatre » et « mille » restent invariables et la forme plurielle de « vingt » est strictement conditionnée ; quant au « s » à la fin d’une conjugaison il dépend du mode du verbe, conditionnel ou indicatif. Tout cela est effectivement compliqué, comme toutes les règles quand on ne les a pas apprises. Deuxièmement, l’art de la liaison suppose le souci de relier des mots, comme le fait le langage quand il ne se satisfait pas de juxtaposer des mots ; il invite à prononcer l’un en prenant en compte celui qui lui succède, auquel il doit être relié. Troisièmement l’art de la liaison ne peut s’affranchir des règles (il existe des règles en matière de liaison) et d’une certaine esthétique, d’un sens du beau dans le maniement de la langue, de quelque chose qui dépasse le locuteur, de quelque chose que respecte ce même locuteur.

S’interroger sur l’art de la liaison entre les personnes – au travail en particulier - a quelque pertinence. Une société humaine est aussi un ensemble de liens, comme le langage relie les mots, avec des règles, des normes, un sens du beau, avec des difficultés aussi. La vie au travail est également faite de liens, parce que l’on ne travaille jamais seul même si les organisations ou les outils de communication veulent nous en donner l’illusion. Mieux encore, certains affirment que la qualité des liens n’est pas sans effet sur la performance, le bien-être des personnes et la paix des sociétés.

Mais force est de constater que ces liens ne vont pas de soi ; c’est le cas dans la société quand se développe la solitude ou dans les organisations où commencent à se retrouver de nouvelles générations qui ont connu le confinement durant leurs études et le travail rivé sur l’ordinateur en open space ou en télétravail, pour commencer leur expérience professionnelle. L’art du lien est difficile dans la société comme au travail. Certains soulignent que la généralisation du télétravail cantonne les liaisons à des situations prévues, cadrées, en mettant de côté la liaison informelle, improbable, celle qui laisse la place à la sérendipité ; d’autres soulignent les difficultés d’établir des liens – la tentation de les éviter – entre les jeunes et les vieux, entre les femmes et les hommes, entre les managers et leurs subordonnés, etc. ; d’autres voient dans la généralisation des doudous électroniques une menace pour les liaisons voire, une arme bienvenue pour ne plus en prendre le risque ; d’autres enfin voient dans l’individualisme ou le singularisme ambiant, la raison pour ne même plus trouver quelque intérêt ou nécessité à ces liaisons.

Encore une fois, on peut défendre l’idée que la difficulté des liens n’est pas plus un problème que les liaisons inconvenantes dans le langage d’un journaliste. Mais pour ceux qui auraient l’opinion opposée, il n’est pas inutile de s’interroger sur ce qui rend les liaisons difficiles dans le travail. Si les liaisons langagières supposent la connaissance de l’orthographe, le souci des autres mots et la recherche d’une esthétique globale, cela nous dit-il quelque chose sur la difficulté apparente pour certains de faire des liaisons dans le monde du travail ?

Etablir de bonnes liaisons exigerait déjà de mieux se connaitre. Ce n’est pas si aisé quand le souci de soi, bien légitime, tend à devenir parfois l’unique manière de se décrire au travail. Dans une société où les émotions et la revendication de sa singularité sont devenues aussi importantes et valorisées, on pourrait facilement négliger tout ce qui fait aussi la personne au travail. Tout comme la maîtrise du sens du mot peut en faire oublier l’orthographe, le souci de soi peut faire oublier ce qui fait, aussi, la situation de la personne au travail, c’est-à-dire les rôles à jouer, les procédures à suivre, les objectifs à atteindre, les difficultés à assumer parce que le travail est toujours une confrontation à quelque chose comme le savent les sculpteurs ou les paysans qui travaillent la pierre ou la terre. Evidemment dans des organisations de plus en plus complexes qui fonctionnent sur plusieurs dimensions, le vertical et l’horizontal, le permanent et le temporaire, le rassemblé et le distancié, la prise en compte de ces caractéristiques formelles du travail sont de plus en plus difficiles.

Le travail c’est aussi reconnaitre la part de soi qu’on doit y mettre parce que chacun a toujours de la liberté dans son activité, il peut toujours influencer, faire d’une manière ou d’une autre, circonvenir ou faire donner du fruit à l’application des règles. Evidemment la culture de nos organisations demeure taylorienne quels que soient les discours ; on se demande même si cette vision du travail, selon laquelle il suffit de rejoindre son ordinateur et de se mettre en apnée le temps qu’arrivent le weekend, les vacances et la retraite, ne conduise plus à se poser la question de ce que le travail pourrait être. Enfin le travail c’est aussi contribuer à quelque chose, fabriquer un objet, rendre un service, permettre une expérience ; le travail est toujours une chance de contribuer plus ou moins au bien commun, pour autant que l’on ne considère pas que ces grandes questions de la responsabilité ne se posent pas qu’aux organisations mais à chacun et chacune.

L’art de la liaison, c’est la prise en compte des autres mots, de l’ensemble de la phrase. On ne travaille jamais seul, on travaille avec d’autres, le travail est donc, par nature, interaction, interdépendance avec les autres. On ne peut travailler sans prendre en compte les autres tout comme on ne peut parler sans lier les mots (les premiers automates parlants nous rappellent comment la seule succession de mots séparés les uns des autres écorche l’oreille). Mais la prise en compte des autres ne va pas de soi. Il ne s’agit pas là seulement d’un rappel anthropologique de base, cela se traduit plus concrètement dans nos organisations actuelles par la multiplication d’emplois, en télétravail ou non, où chacun travaille de son côté, relié seulement par l’utilisation de systèmes d’information communs, absorbé par le respect de procédures, sans contact avec d’autres personnes. J’étais frappé l’autre jour d’entendre des personnes parler de leur travail en le résumant le plus souvent à une relation verticale avec un manager en laissant visiblement de côté les relations avec les collègues ou autres acteurs de l’organisation, voire les clients ou les fournisseurs : une vision seulement hiérarchique où étrangement les autres formes de relations disparaissent de l’expérience.

La prise en compte des autres dans l’expérience de travail, tient aussi beaucoup à l’image que l’on s’en fait et un ouvrage récent[1] témoigne du succès d’une approche de plus en plus cynique des autres et de la vie sociale en général. Le cynisme stigmatisé par l’auteur tiendrait à plusieurs visions du monde partagées selon lesquelles personne ne se soucierait vraiment de ce qui vous arrive, la plupart des gens n’aimeraient pas aider et ne seraient honnêtes que par crainte de la punition. Ces systèmes de représentation seraient évidemment un empêchement majeur à des liaisons harmonieuses et fructueuses.

L’art de la liaison, c’est enfin le goût d’une certaine esthétique, du souci d’honorer la langue, l’acceptation de dépasser sa simple liberté dans l’utilisation du langage au profit de critères que l’on suppose partagés. Il en va peut-être de même avec les liaisons entre les personnes. Elles ne sont pas là que parce qu’elles satisfont les uns ou les autres mais pour servir un projet commun plus large. Au-delà d’une approche des relations, dans la longue suite de l’époque des Relations Humaines, qui devaient répondre à une attente des personnes et constituer un niveau de satisfaction de leurs besoins, on peut aussi avoir des liaisons l’idée qu’elles sont censées servir quelque chose de plus important que leurs protagonistes. C’est la thèse de Zaki qui constate que le cynisme est d’autant moins important que les personnes se sont rendu compte qu’elles partagent une envie, un projet, une vision communs. Mais pour cela, encore faut-il travailler à découvrir ce que peuvent apporter les liaisons. Zaki reprend différentes études montrant une tendance de l’univers cynique à considérer que les autres, ceux qui ne sont pas d’accord avec nous, sont toujours plus radicaux et extrémistes qu’ils ne le sont en réalité : il fait ainsi cette lecture du monde qui s’applique assez bien à la vie quotidienne au travail, selon laquelle on ne fait que se conforter avec ceux qui ont la même vision que nous en évitant soigneusement de côtoyer les autres. Face à cette situation beaucoup, par esprit de conquête, prétendent donner du sens ; peut-être faudrait-il pratiquer l’art de la liaison pour que chacun découvre du sens.

Les liaisons « mal-t-à propos » ne sont peut-être finalement pas un problème. Elles témoigneraient simplement de l’exercice de sa liberté (ou de son ignorance) dans l’utilisation du langage. Alors est-ce que les difficultés de liaison entre personnes sont un problème ? A chacun de juger.
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[1] Zaki, J. HopeFor Cynics – The surprising science of human goodness. London, Robinson, 2024.

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