Les théories du leadership sont entrées dans une nouvelle phase. Il parait de plus en plus nécessaire de flanquer un adjectif au terme « leadership » qui s’est longtemps suffi à lui-même. Loin le leadership, celui-ci doit maintenant être agile, visionnaire, inspirant, charismatique, bienveillant, serviteur et – j’en passe et des meilleurs – responsable. Mais qu’est-ce que le leadership responsable ? Est-ce une nouvelle version de ce mouton à cinq pattes, attentif aux résultats et aux personnes, bienveillant et exigeant, agile mais solide, flexible (voire précaire) mais engagé, entrepreneur et gestionnaire, efficace mais pas cher, etc. ?

Devant la difficulté de définir le leader responsable, il faut peut-être battre en retraite et se cantonner à dire ce que serait le leader irresponsable : en effet si l’on met en exergue la leader responsable, c’est sans doute que les irresponsables sont sans doute nombreux et donc faciles à décrire. On peut alors distinguer trois niveaux d’irresponsabilité possibles pour le leader. Le premier est celui de l’irresponsabilité du leader comme membre d’une entreprise ou de n’importe quelle organisation : en effet on n’est jamais leader seul contre tous, on est leader dans une institution donnée ; le deuxième est celui de l’irresponsabilité vis-à-vis des autres, de son équipe, de ses collaborateurs parce qu’il n’y a pas de leader sans suiveurs ; le troisième est celui de l’irresponsabilité personnelle si on oublie qu’en tant que personne humaine, on détient une liberté et que l’on doit toujours répondre de sa bonne utilisation.

Irresponsable pour l’entreprise

Un leader irresponsable n’honorerait pas ce dont il a à répondre vis-à-vis de son employeur. Tout salaire mérite travail, le leader n’est pas seulement une figure éthérée, inspirante et visionnaire, il doit aussi faire le job, respecter son contrat de travail et sa définition de fonction, atteindre ses objectifs. Tout cela est une évidence mais cela va toujours mieux en le disant car le périmètre des tâches et activités d’un leader, dans des organisations complexes, n’est pas toujours bien défini et il est aisé de jouer du flou organisationnel pour ne pas faire son job, ou pour ne pas le faire avec la conscience professionnelle exigée. On connait tous la tactique de la veste, renommée tactique de la caméra en panne depuis le télétravail, consistant à donner l’impression qu’on est là et qu’implicitement on travaille : les leaders dans les organisations ne sont pas les derniers à détenir de nombreuses opportunités pour jouer cette tactique.

Le leader irresponsable pour l’entreprise, c’est celui qui croit que sa tâche est de faire, de faire tout seul. Les leaders efficaces ne sont pas ceux qui font des choses extraordinaires mais ceux qui parviennent à aligner (ou tenter d’aligner) constamment leurs actions avec le système de valeurs de l’organisation et les systèmes en place. Nous entendons très largement par valeurs toutes les références collectives pour l’action dans une organisation, à savoir évidemment sa culture mais aussi sa vision, sa raison d’être et sa mission, devrait-on ajouter aujourd’hui ; nous entendons par systèmes l’ensemble des organisations, règles, structures, processus et dispositifs nécessaires au fonctionnement d’une organisation. Et il n’est pas si facile pour un leader d’être en ligne avec ces grandes références, pas plus que de savoir et vouloir appliquer les prescriptions des organisations.

A l’heure de la RSE et des ESG, le leader irresponsable c’est aussi celui qui n’agit pas dans le sens de ce que l’entreprise considère être sa responsabilité pour contribuer au bien commun. Cela peut prendre plusieurs formes. La première c’est de laisser ces engagements de l’entreprise au niveau de discours généraux qui n’engagent pas l’action du leader ; c’est aussi réduire ces engagements de l’entreprise à une simple conformation (compliance) aux exigences déclaratives de la plupart des indicateurs, sans imaginer qu’au-delà de ces batteries d’indicateurs peut aussi s’exprimer un engagement de l’entreprise à contribuer au bien commun d’une manière qu’elle a décidée.

Reconnaissons cependant qu’il y a souvent un très grand fossé entre les déclarations vertueuses des entreprises responsables et la réalité des objectifs concrets imposés au leader, confronté à la dure réalité des opérations au quotidien. Le leader irresponsable est alors celui qui s’empêche de bricoler en innovant, celui qui en reste à la lettre de ce qui est affirmé par l’entreprise sans voir comment il pourrait prendre l’initiative de contribuer à l’esprit de cette responsabilité.

Irresponsabilité pour les suiveurs

Il n’y a pas de leader sans suiveurs. La question première du leader est donc de s’interroger sur les raisons des autres pour le suivre. Le leader irresponsable peut avoir tendance à oublier les suiveurs. Il est totalement concentré, voire tétanisé par ce qu’il croit être les postures à tenir, les modèles à imiter, les bonnes choses à faire que lui enseigneraient de grands modèles lointains dans des entreprises mythiques qui n’ont pas grand-chose à voir avec sa propre expérience. Le leader irresponsable pense que la première question du leadership le concerne, il croit aux modèles, il a l’orgueil de penser que ses qualités suffiront à persuader d’éventuels suiveurs. Il est aussi impressionné par les discours culpabilisants de ceux qui l’enjoignent d’être comme ci ou comme ça, qui en rajoutent sans cesse sur son sac à dos sans aucune aide pour le porter.

Le leader irresponsable n’a pas compris que les autres, les suiveurs, font ou non de lui un leader. Ils le suivent parce qu’ils ont intérêt à le faire, parce qu’ils trouvent dans leur relation au leader ce qu’ils cherchent, sans toujours se l’avouer : de l’aventure, de la sécurité, de l’affection, de l’intérêt intellectuel, de la proximité ou du rêve. Une bonne relation entre un leader et ses suiveurs ne perdure que si elle est mutuellement bénéficiaire : le leader sait généralement assez précisément (ou du moins il le devrait) ce qu’il attend de ses collaborateurs mais a-t-il ou a-t-elle pris conscience de ce qu’il leur devait ?

C’est pour cette raison que le leader irresponsable cherche plutôt les solutions à ses problèmes de leadership dans les trucs à faire, les actions magiques ou l’expérience illusoire des autres. Il n’a pas tendance à le chercher dans la lente accumulation d’un crédit auprès de ses suiveurs qui lui permette de résoudre les difficultés, de traiter les problèmes, de susciter de l’engagement. Les leaders qui réussissent ont rarement fait des choses magiques ; ils avaient accumulé auprès de leurs collaborateurs un crédit qui a pu être mobilisé au moment des difficultés ; comme le sot regarde le doigt plutôt que la lune, le leader irresponsable retient les actions visibles chez son modèle mais ignore la relation de qualité que celui-ci avait probablement patiemment tissée au fil du temps. C’est évidemment la qualité de la relation sur le temps long qui compte, plutôt que l’originalité des actions spectaculaires.

Irresponsabilité pour soi-même

C’est le troisième niveau d’irresponsabilité du leader, celui qui n’honore même pas les exigences de sa fonction pour lui-même, qui ne voit pas de quoi il a à répondre pour justifier son titre, sa position ou, plus simplement, sa prétention à être leader. Celui-ci a premièrement cédé à la tentation de la doucereuse et sécurisante bureaucratie en limitant son rôle à observer les règles, suivre les procédures et se soumettre aux processus. Tout ce qui n’est pas dans la règle lui paraît interdit et le sentiment le gagne très vite qu’il ne peut rien faire, qu’il n’a aucune liberté. Il se persuade qu’il n’a aucune liberté, qu’il ne peut rien faire, que son action est totalement encadrée et, plus insidieusement, qu’il y a moins de risque à ne pas faire qu’à faire. Car il a réduit sa dissonance cognitive en se convainquant que sa liberté n’existe pas, il n’a donc pas à essayer de l’exercer. Si jamais il se convainc parfois que sa liberté existe, il ne sait la trouver ; elle lui parait toujours comme un mirage devant lequel se dressent des réglementations qui l’empêchent de l’exercer.

Et pourtant les marges de liberté existent toujours, l’expérience de tellement de personnes dans des situations autrement critiques que la vie professionnelle, est là pour nous le prouver. Mais cela demande effectivement un effort de les chercher et de les honorer ensuite. On le voit très bien dans toutes les décisions pour un peu que l’on se mette à les vouloir éthiques : s’interroger sur ce qu’est le bien, examiner le champ des possibles, s’interroger en prenant de la distance par rapport à l’excès d’émotion du moment, se donner le courage de se confronter à l’illusion de l’instant, tout cela est exigeant pour un leader mais pourquoi serait-il payé, si ce n’est pour faire ce chemin personnel de la décision éthique avec tous les risques que cela comporte pour lui d’ailleurs.

Le leader irresponsable, c’est celui qui n’a pas compris que sa seule arme pour faire son travail de leader n’est pas sa compétence, ses bonnes intentions ou ses valeurs mais ses comportements ; compétences, intentions et valeurs ne valent que si elles s’incarnent dans des comportements. Le leader irresponsable ne travaille pas sur ses comportements, il ne cherche pas à les repérer, à en comprendre la cause et à en voir les conséquences. Il est aveuglé par ses intentions, ses valeurs et compétences supposées, il ne voit pas la part de lui-même dans sa manière de se comporter et surtout la responsabilité qu’il est seul à détenir pour les faire changer. Le leader irresponsable ne cherche pas à changer ses comportements et il est ingénieux à trouver les raisons pour ne pas le faire. Le leader irresponsable est tellement guindé dans sa position qu’il n’envisagerait même pas d’évoquer sa pratique et ses comportements avec d’autres.

Je ne pense pas que dans la foire aux adjectifs à flanquer au « leadership », « irresponsable » aura un grand avenir mais s’il pouvait déjà être une incitation à ne plus chercher le nouvel adjectif miracle. En fait, on pourrait même imaginer qu’un leader non irresponsable soit un leader, tout simplement.

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