Si j’osais, le titre complet serait « Il faut s’occuper des bons ». Mais cela pourrait être perçu comme une marque de mépris, une manière d’essentialiser des personnes, voire d’insinuer que certains pourraient ne pas l’être. Or le « managérialement correct » consiste plutôt à dire que tout le monde est bon, engagé, volontaire et efficace, qu’il n’y a de richesse que d’homme etc… Et pourtant, à cette distinction fruste entre « bons » et « moins bons », beaucoup de ceux qui ont exercé une responsabilité managériale ont pu avoir la faiblesse de céder.

Alors quel que soit le qualificatif utilisé, à quoi pensent les managers qui distinguent les « bons » et les « moins bons ». Les premières ont tendance à faire ce que vous attendez d’elles, elles remplissent le contrat selon vous, parfois même en l’associant à des relations franches, agréables et fluides ; de manière moins objective, ce sont des personnes qui ne vous posent pas de problème, qui répondent à l’idéal du management selon lequel il n’y aurait pas à manager ; non seulement ces personnes ne semblent rien attendre de vous et, mieux encore, elles vous confortent dans l’idée que vous êtes un bon manager et que tout est finalement bien en ordre.

Les seconds sont tout simplement l’inverse. Ils ne vous paraissent pas respecter leur contrat de travail ni faire ce que vous attendez d’eux ; ils vous posent des problèmes, vous prennent beaucoup de temps et, pire encore, leur comportement remet en cause votre management et votre conception du travail collectif et de la coopération.

Le problème de management posé, c’est que le manager a tendance à consacrer plus de temps et d’effort aux seconds qu’aux premiers, au risque même de délaisser les premiers. Et il advient ce qui se passe parfois dans les familles quand un enfant, avec plus de problèmes, requiert plus de temps et d’attention de la part des parents qui les lui accordent bien légitimement ; quelques années plus tard, les frères et sœurs reprochent aux parents de les avoir délaissés.

Ce risque n’existe pas dans les mêmes termes pour le manager mais les « bons » vous surprennent parfois en quittant l’entreprise sans avoir donné de signaux, ils changent brusquement d’attitude ou de trajectoire sans qu’on en comprenne les raisons, ils vivent parfois silencieusement des situations difficiles non détectées par leurs managers, avec des conséquences délétères pour l’entreprise.

Pourquoi ne pas s’occuper des « bons » ?

On ne s’en occupe pas parce qu’il est normal de faire job pour lequel on est payé : les salariés ont signé un contrat de travail, connaissent les règles, acceptent les objectifs, voire participent à leur définition ! S’étonne-t-on que le soleil se lève à l’est ? Nous sommes nombreux à partager cette idée de ma grand-mère selon laquelle chacun fait son métier et les vaches seront bien gardées ; nous sommes tout aussi nombreux à imaginer les situations de travail comme des lieux où les tâches et compétences de chacun sont suffisamment bien définies pour que chacun sache, puisse et veuille s’y conformer dans un cadre contractuel clair et équitable.

On ne s’occupe pas des bons parce qu’il ne reste plus de temps et d’énergie après avoir essayé de faire faire le travail par ceux qui ont plus de difficulté. Depuis l’aube des temps, avant même le temps de parler d’entreprise et de management bienveillant, la question s’est posée de s’assurer que le travail soit fait. La discipline est un sujet permanent dans toutes les sociétés humaines : que faire pour que les personnes se soumettent aux commandements, respectent les règles, honorent les prescriptions des organisations, obéissent aux ordres, suivent les protocoles… Il a fallu l’illusion taylorienne pour croire que les organisations étaient suffisamment puissantes pour soumettre les opérateurs, ou l’illusion « psycho-papouillesque » (comme disait l’un de mes anciens professeurs) pour croire que tout le monde ne peut que désirer bien travailler si les méchantes organisations ne les en empêchent pas. Avec cette difficulté difficilement surmontable, il reste peu de temps et d’énergie pour s’occuper des « bons ».

On ne s’en occupe pas enfin parce que l’on croit que les « bons », ceux qui font le job, n’ont finalement besoin de rien ; la bonne exécution du contrat - travail contre rétribution - suffirait à épuiser la relation entre employé et employeur. Avec les « bons » tout parait en ordre, la machine tourne toute seule sans qu’il soit nécessaire d’intervenir.

Mais il pourrait bien y avoir une dernière raison pour ne pas s’occuper des « bons ». Et elle est toute simple : avec les moins bons on sait clairement quoi faire (même si cela ne réussit pas toujours) alors qu’avec les « bons » on se demande ce qu’il y a et ce qu’il faut faire… Si des collaborateurs ne font pas ce que l’on attend, on puise dans toutes les techniques managériales pour les ramener à la norme, à l’atteinte de l’objectif, aux comportements adéquats. Cela passe par toute une palette, (déguisée dans les éléments de langage de l’époque), d’actions qui vont du bâton à la carotte : ce n’est pas facile mais au moins, l’objectif est clair, c’est de contraindre ou inciter les personnes à respecter les prescriptions de l’organisation et du contrat de travail.

Avec les « bons » il n’en va pas de même : que faire puisqu’ils respectent le contrat et répondent aux attentes ? Il faut certes reconnaître et remercier mais on ne peut le faire en permanence : tout le monde connait l’agacement de « l’effet César » quand les lauréats se répandent en remerciements interminables qui perdent au fil du temps leur force et leur sincérité. Avec les « bons », non seulement le management doit continuer mais il doit mettre l’accent sur la relation, c’est-à-dire sur l’émotionnel. C’est là que le bât blesse : faire avec les émotions est la plus grande difficulté rencontrée par les managers. Tous préféreraient que cette dimension soit laissée au vestiaire, sans avoir à s’en occuper, à la prendre en compte. Mais pas de chance, les personnes sont, entre autres, des sacs d’os, de chair et d’émotion et c’est au manager d’en tenir compte, de tout simplement ne jamais oublier que cette dimension est présente, même chez les bons, et qu’en plus, elle guide leurs comportements.

Dans un article récent[1] les auteurs donnent trois raisons pour lesquelles les managers ont du mal à prendre en compte la dimension émotionnelle, a fortiori quand la performance ne semble pas l’exiger. Premièrement, il ne serait pas « professionnel » de discuter d’émotions au travail ; le travail devrait être ce lieu rationnel où chacun laisse ses émotions de côté. C’est pratique pour le manager puisqu’il n’a pas à en tenir compte et, s’il les perçoit, il ne prend pas le risque d’y réagir au risque de gêner l’interlocuteur qui veut les dissimuler. Cette position était très répandue il y a quelques décennies quand les managers percevaient la référence à la dimension émotionnelle comme une marque de faiblesse. Dans la société actuelle, l’expression et la mention des émotions ont gagné en légitimité, elles sont devenues signe d’authenticité.

Deuxièmement, il serait dangereux pour le manager d’être impliqué dans des affaires très personnelles et émotionnelles avec ses collaborateurs ; les émotions sont dans le registre du personnel et celui-ci doit être séparé du professionnel. Beaucoup de managers considèrent qu’être trop « personnel » avec ses collaborateurs les entraine sur des terrains qu’ils ne maitrisent pas, avec le risque de se trouver en porte-à-faux avec leur rôle professionnel ; c’est le risque aussi de se laisser submerger par ces questions-là et de perdre en crédibilité vis-à-vis de leurs collaborateurs.

Troisièmement enfin, rentrer sur le terrain personnel des émotions avec ses collaborateurs peut leur laisser croire que le manager peut et doit résoudre leurs problèmes et le manager ne veut prendre ce risque car il craint de ne savoir le faire.

Alors que faire ?

La réponse la plus juste serait : ce qu’on peut. Mais on peut d’autant plus que l’on sait les choses et il y en a au moins trois à savoir.

La première c’est savoir qui sont les bons. La question n’est pas aussi évidente qu’il parait. Comment un manager pourrait-il distinguer entre les bons et ceux qui le sont moins s’il ne sait pas précisément ce qu’il attend d’eux. La première chose à faire pour un manager est de noter au tréfonds de son disque dur ce qu’il attend précisément de chacun à son poste ; cela signifie qu’on n’attend pas la même chose de deux personnes différentes, même à un poste donné. Comment développer une attitude pertinente envers les personnes dans un contexte managérial si l’on n’a pas fait l’effort de formaliser (juste pour soi) ce que l’on attendait d’elles étant donné le poste, le niveau de maturité de la personne et le contexte ?

La deuxième chose à savoir est que la difficulté du management n’est pas de s’occuper de personnes qui ont les problèmes de « la veuve et de l’orphelin » ; en effet nous sommes tous maladroits dans ces situations extrêmes mais on ne peut y échapper et on s’y confronte plus ou moins mal. Non, la difficulté du manager est de s’occuper de personnes qui ont des problèmes que vous considérez ne pas en être ; ceux-là on ne les distingue pas, on ne les anticipe pas et ils vous surprennent quand ils éclatent et c’est souvent le problème des bons ; ils ne semblent pas avoir de problème ou s’ils disent en avoir, vous ne les considérez pas comme tels.

La troisième chose à savoir c’est qu’un manager manage tout le temps, tout comme un parent est un parent sans pause. Croire ne pas manager les bons ou ne pas avoir à le faire est une illusion parce que le manager est toujours en train de manager même quand il ne fait rien ou ne croit rien faire. Le problème, c’est donc que, même si, à la lecture de cet article, vous vous rendez compte que vous ne vous occupez pas assez des bons, eh bien, vous le faites quand même et sans doute avec des effets pas toujours heureux.

Juste une dernière remarque, si on trouve si difficile de « s’occuper des bons », c’est peut-être aussi que certains préfèrent ne pas en avoir trop dans leurs équipes… Mais ceci est une autre histoire.
_____________________________________________

[1] Bradley, C, Greer, L, Sanchez-Burks, J. When your employee feels sad, angry or dejected. Harvard Business Review, July-August 2024.

Tags: Expérience collaborateur Bonnes pratiques Management