Il faut couper, faire une pause, s’arrêter. Tous les étés, les coachs et revues conseillent aux managers de faire un vrai « break » ; c’était encore le thème de la chronique de Bartleby en ce mois d’août[1]. On ne cesse de trouver des embryons d’étude démontrant les bienfaits d’une coupure pour se reposer, récupérer, se ressourcer, reconstituer non seulement sa force de travail mais aussi l’énergie, les envies, la créativité…
Ce rappel régulier est un peu surprenant ; tout le monde sait depuis la nuit des temps qu’il faut couper. Même le créateur, avant même les lois sociales, a fait une pause le septième jour en faisant même du respect de ce temps d’inactivité un commandement indiscutable. L’agriculture a ses jachères, les traditions spirituelles leurs jeûnes et retraites, la vie politique ses traversées du désert, la culture locale ses temps de sieste ou de carnaval, l’histoire ses jours fériés et trêves, le droit du travail ses vacances et journées RTT. Franchement il ne semble rien exister de plus banal, intemporel et universel que les coupures.
Et pourtant, si tous les magazines reviennent sur la nécessité et les bienfaits de couper, s’ils incitent les managers et les professionnels à le faire, ce n’est pas uniquement parce qu’il est difficile de trouver des sujets d’article en période estivale, c’est bien parce que le besoin de revenir là-dessus est perçu comme important et nécessaire.
On peut envisager au moins quatre raisons de rappeler sans cesse le besoin de coupure. La première qui vient à l’esprit, c’est que dans beaucoup de situations professionnelles (pas partout), la pression s’accroit au travail, tout simplement parce qu’il faut créer de la valeur et de l’utilité et il est vraisemblable, étant donné les besoins sociaux et la situation macroéconomique du pays, que ce besoin ne fera que grandir.
La deuxième raison de ce rappel, c’est le paradoxe de certains modes de travail collaboratif aujourd’hui. D’un côté ils donnent un fort sentiment d’autonomie et de liberté avec cette idée de pouvoir travailler avec tout le monde, partout et toujours, comme on le sent, mais d’un autre côté, s’installe l’impression d’être toujours « connectable », disponible, prêt (quand ce n’est pas désireux) à la sollicitation. Qui s’abstient réellement de regarder ses mails en vacances, d’envoyer des textos, de partager une idée, tard le soir, au milieu d’un weekend, pendant ses vacances, etc ? Le sentiment de coupure existe donc moins et le télétravail n’a sans doute pas réduit ce risque.
Les sociologues pourraient sans doute nous renseigner sur une troisième raison possible, celle de modes de vie devenus de plus en plus complexes et exigeants qui rendent les arbitrages, la définition de priorités, la gestion quotidienne de plus en plus difficiles. Relations au sein de structures affectivo-partenariales complexes, loisirs, santé, activités communautaires, développement personnel, tous ces compartiments de l’existence, dans une société de forte consommation, exigent tellement de chacun que l’idée même d’une pause est difficilement réalisable.
Une quatrième raison enfin tient aux limites et à l’inefficacité de ce qui est généralement considéré comme une pause ; en d’autres termes, on a l’impression de faire des coupures qui n’en sont pas réellement. Il ne suffit pas de se mettre en télétravail pour tondre sa pelouse, d’acheter des weekends avec des embouteillages, des files d’attente à l’aéroport et dans les parcs d’attraction muséographique, sans compter les surprises de locations improbables, pour réellement faire coupure.
Alors, si les coachs de vie vous conseillent de couper « réellement », à quelles caractéristiques devrait répondre la coupure authentique ? La vraie coupure devrait être suffisamment longue, dans un environnement différent du quotidien, pour faire des choses éloignées des activités habituelles et en se donnant la possibilité, en un mot, de penser un peu plus à soi, de revenir à soi (ou de simplement y venir). Vœux pieux, plus faciles à énoncer qu’à suivre et qui pourraient le plus souvent se résumer à couper la connexion et abandonner ses doudous électroniques, en un mot faire tout ce que les parents disent de faire à leurs ados sans savoir en donner l’exemple. Mais dans tous ces conseils demeure un angle mort. Il faut couper, mais pour faire quoi ?
Une expérience récente m’a donné quelques éléments de réponse. Lors d’un séminaire réunissant les cadres d’une grande entreprise dans un lieu champêtre, l’animatrice demandait aux participants, en début de journée d’exprimer quelques « gratitudes » pour ce qu’ils avaient vécu ensemble la veille. Parler de « gratitude » dans le monde professionnel n’est pas si fréquent, ce n’est pas très managérial comme vocabulaire, et ce n’est pas le genre de sentiment communément évoqué dans le monde professionnel. Et pourtant, cela revient à reconnaître un bienfait reçu, à admettre que notre expérience ne dépend pas seulement de soi, de ses compétences, de sa volonté et de ses petits bras : autant dire que la gratitude ne rentre pas dans le vocabulaire habituel du leadership tel qu’il est le plus souvent présenté.
Il y a pourtant, dans la vie professionnelle, de nombreuses raisons d’exprimer de la gratitude. En effet, la réussite d’un projet, un budget réalisé, un bon lancement de produit, une ambiance au travail positive, la satisfaction dans son travail (ce qui est le cas pour la majorité des personnes si on en croit les études), voilà autant d’expériences que notre profond technocratisme nous pousse à trouver normales alors qu’elles ne le sont pas. Il y a dans la culture managériale cet orgueil latent selon lequel l’efficacité constitue la normalité en exprimant le résultat de notre compétence comme si l’on pouvait (devait) être maître de tout. Ce n’est pas la réalité, on ne devrait jamais sous-estimer la chance, les hasards heureux, les conjonctures radieuses, les apports des autres et donc en savoir gré.
Autre raison de gratitude, c’est tout ce que l’on a pu recevoir de son entreprise, de ses collègues, des expériences professionnelles. Il n’y a pas de coupure entre la vie professionnelle et ce qui lui est extérieur et chacun peut dire en quoi sa vie professionnelle a pu l’enrichir sur le plan de sa personnalité, de son développement et de sa maturité : la rétribution du travail peut largement dépasser les clauses du contrat de travail.
Certains diront à juste titre qu’il est un peu court, voire naïf, d’en rester à la gratitude ravie devant ce qui a été reçu. Dans ce séminaire, le moment de gratitude n’était qu’un exercice de démarrage de la journée mais pour l’aborder plus sérieusement, il faudrait aller un peu plus loin. Dès que vous avez repéré de quoi savoir gré, il serait temps de s’interroger sur sa propre réponse. Si on a reçu, qu’a-t-on donné ? Sur un plan professionnel la mention de la gratitude devrait immanquablement se poursuivre par une reconnaissance, personnelle et discrète, de nos manques de réponse, de nos manquements en général. C’est donc la question de la pratique concrète de la responsabilité, de ce dont chacun doit répondre dans sa situation professionnelle.
Concrètement, de quels manquements s’agit-il ? Ceux qui sont liés au contenu, aux exigences et aux objectifs de sa fonction : tout le monde sait bien que le travail ne se réduit pas à une atteinte formelle des objectifs mesurables ; la performance, c’est le résultat mais aussi la manière de l’obtenir. Un professeur sait bien qu’il ne lui suffit pas de débiter formellement un programme pour atteindre son objectif d’éducateur, le soignant sait bien qu’il ne suffit pas d’avoir respecté le protocole pour prendre soin du patient, le guichetier sait bien qu’il ne suffit pas de donner une bonne réponse à un usager pour avoir honoré le service public… Une approche uniquement contractuelle du contrat incite à s’en tenir aux obligations formelles, mais peut-on regarder le travail seulement comme le respect d’obligations formelles ? On sait les effets pervers de ne pas formaliser les obligations réciproques, mais il faut convenir aussi des limites à ne voir dans le travail que la stricte nécessité de s’en tenir aux obligations formelles même si c’est la tendance universelle dans nos sociétés de plus en plus bureaucratiques et individualistes (quand ces deux traits se renforcent mutuellement).
Le constat des manquements complète donc celui des gratitudes mais pour nécessaire qu’il soit, il a aussi ses impasses. En voilà au moins deux expressions. La première consiste à tomber, avec parfois de la complaisance, dans l’auto-dénigrement, dans une vision sombre de la réalité où rien ne va jamais, où on n’a jamais fait assez ni assez bien, perpétuant ainsi une éternelle insatisfaction. La seconde, plus technocratique et parfois naïvement positiviste, conduit à s’en tirer en analysant des écarts entre le réel et l’idéal, en distinguant des points d’attention et des actions correctives. La technocratie de la démarche peut temporairement soulager le constat.
Après les gratitudes et les manquements doit donc intervenir le troisième stade de ce questionnement auquel peut donner lieu la coupure : ce sont les demandes. Il s’agit de rêver et désirer demain, le premier stade pour agir dans sa direction. La question première n’est pas tant de savoir à qui demander (c’est parfois en premier lieu à soi-même de le faire) mais de formuler des demandes car cela suppose d’avoir réfléchi, de s’être projeté et aussi engagé. Au quotidien, dans ses fonctions nous avons des états d’âme, nous réagissons, critiquons, déplorons des situations mais que demande-t-on au juste pour les améliorer ? La coupure doit être le moment de formuler ces souhaits, demander des choses pour l’avenir, demander des choses aux autres, collègues, collaborateurs, supérieurs ; on peut enfin et peut-être surtout, se demander des choses à soi-même, sur ses propres comportements, sur l’exercice de ses propres responsabilités.
Une coupure certes, comme le conseille tout le monde mais pour faire quoi ? Certainement pas pour se mettre en apnée et attendre que ça se passe, comme par magie. Couper, c’est réfléchir à au moins trois choses : de quoi je peux me réjouir et exprimer ma gratitude, sur quoi puis je déplorer que je ne fais pas exactement ce qu’il faut, et qu’est-ce que je demande pour honorer l’avenir. Gratitude, manquement, demande : ce n’est pas exotique mais essayons !
_________________________________________________
[1] Bartleby – The matinée test. The Economist, August 17-23, 2024.
Newsletter RH info
INSCRIVEZ-VOUS !