NDLR : Pendant le mois d’août, nous publions à nouveau quelques-uns des textes les plus lus de l’année écoulée.
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L’une des difficultés du management réside dans le fait qu’il ne se résume ni au bon sens ni à une concaténation de techniques et d’outils. Manager, ce n’est pas juste trouver des solutions à des problèmes mais c’est très souvent trouver des problèmes pour ses solutions.
Pour ce faire, une des qualités majeures d’un manager réside dans sa capacité à faire de la bissociation c’est à dire relier, rapprocher, allier des idées à priori sans liens entre elles pour faire émerger de nouvelles idées dans le temps et dans l’espace : manager c’est créer à l’instar du poète. Le management est donc une œuvre de l’esprit qui se matérialise dans le réel du travail.
La création du manager, sauf exception, n’est bien sûr pas aussi spectaculaire que peut l’être celle du poète alors que les mécanismes qui sous-tendent toute création sont les mêmes. Le cours de poétique (création) donné par Paul Valéry au collège de France en atteste.
Manager, c’est faire œuvre d’imagination et de sensibilité dans un réel qui ne pardonne aucune erreur de la théorie. D’ailleurs, même l’action de décider peut être assise ou pas sur l’imagination : souvent, décider en faveur du chemin convenu peut être plus sûr mais moins porteur d’aventures et donc d’avenir pour l’entreprise.
Manager, c’est assurer une conjonction entre des outils, des techniques et l’implexe que Paul Valéry définit comme étant la production spontanée de la sensibilité. L’implexe ne se prescrit pas.
On peut donc apprendre les techniques managériales, l’histoire du management, l’histoire des grands managers etc. mais certainement pas comment être un « bon manager ». Au mieux, cela fait de vous, un bon préposé au management. Un tel constat est valable pour tous les métiers de création : poésie, chanson, peinture…
Les techniques de management s’apprennent à l’école mais le « bon management » est toujours situé dans l’espace et le temps et ne peut être que le fruit d’une éducation générale (techniques de management, éducation à la sensibilité et à l’imagination par la culture générale, éducation familiale et sociale qui forge la personnalité…), avec comme juge de paix le réel.
Le bon management est indissociable d’une vie de femme ou d’homme. Les managers sont les femmes et les hommes qu’ils sont.
Aucune école ou université ne forme un bon manager comme aucune école militaire ne forme un bon général. Le jugement correct ne se prescrit pas. Maurice Gamelin pourtant sorti major de saint-Cyr, est considéré comme celui qui a conduit la France au désastre en 1940.
Ce n’est pas donc pas une surprise que dans les principaux ouvrages de management écrits en France après la seconde guerre mondiale (après les missions de productivité aux États-Unis), il y est souvent question des qualités morales et de jugement du dirigeant. D’ailleurs nous pouvons même remonter plus loin avec Fayol qui pensait que pour le dirigeant « l'initiative, l'énergie, la mesure, le courage des responsabilités, le sentiment du devoir, etc., sont autant de qualités morales qui donnent une grande valeur aux agents supérieurs de l'industrie. On ne saurait éclairer trop tôt et trop fortement les futurs chefs sur l'importance de ces qualités ».
Aujourd’hui, les formations des dirigeants et des managers mettent-elles l’emphase sur la nécessité de telles qualités ? Rien n’est moins sûr. Comment enseigner ces qualités lorsque la « compétence » seule (capacité exclusive à satisfaire une tâche) est plébiscitée et que l’essentiel consiste à atteindre des objectifs quantitatifs de performance malgré le toilettage des mots ?
A l’heure des maux du travail, des bouleversements économiques, sociaux, environnementaux, nous pourrions méditer sur cette mise en garde de Bernard Charbonneau, comparse de Jacques Ellul et pionnier de l’écologie en France. C’était, il y a 72 ans :
«…Le monde de l’organisation sélectionne pour sa direction une caste d’anormaux, d’obsédés de la volonté de puissance, qui n’ont plus le temps d’être des hommes et qui l’ont toujours redouté. Voilà ceux qui sont chargés d’assurer le bonheur et le salut de l’humanité ».
La psychologie du dirigeant et du manager ne doit pas être un angle mort dans leur formation. Elle devrait même être centrale dans toute formation au management car il n’y a pas de pouvoirs sans responsabilités donc sans capacité de jugement.
Un dirigeant, un manager doit être par exemple capable de résister au poison de l’époque, mère de tous les vices organisationnels : l’efficacité immédiate consistant souvent à essayer de devancer le réel ou de le contourner, ce qui est aussi nuisible que de le nier tout court. En effet, il y a toujours un prix à payer pour l'immédiateté. En effet, un management à effet immédiat est toujours un management « hors sujet » pour reprendre l’expression de Nicole Aubert, c’est-à-dire un management qui ne prend pas en compte « ce qui, dans les individus sur lesquels il s’exerce, fait d’eux des sujets autonomes et singuliers ». C’est donc souvent un management qui nie à minima l’instinct de coopération dont la satisfaction conditionne le travail bien fait, la santé et la performance de long terme. Une transformation à effet immédiat, c’est du transformisme c’est-à-dire ce que le ravalement de façade est au renforcement des fondations d'un bâtiment. Dans le cas du management, comme dans le cas de la transformation, passé l’effet "waouh" de la magie, le réel est toujours là, et parfois, plus cruel. « Immédiat » voulant dire "sans intermédiaire", l’efficacité immédiate est une efficacité sans intermédiaire, car comme le dit Mauss au sujet de la magie, entre « le souhait et la réalisation, il n’y a pas, en magie, d’intervalle ». Nourri par l’illusion absolutiste, le manager-magicien, veut tout, hic et nunc, ici et maintenant. D’ailleurs, « c'est l'idée même de la magie, de l'efficacité immédiate et sans limite, de la création directe », selon Mauss.
Le manager qui a du mana (« pouvoir de sorcier » selon Mauss), c’est dans les « comptes » de fées, car « l'expérience sensible n'a jamais fourni la preuve d'un jugement magique » (Mauss). Le réel n’est pas un concept !
Qui oserait prendre comme expert-comptable quelqu’un qui ne sait pas compter ?
Il est temps d’acter une fois pour toute que tout le monde n’est pas fait pour être manager, comme tout le monde n’est pas fait pour être médecin ou expert-comptable. D’autres voies de développement, pour ces personnes, doivent être envisagées si nous ne voulons pas aller de catastrophe humaine en catastrophe humaine.
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