Le poids de l’informel

Ne pas faire de vague pour ne pas rompre l’omerta.

L’informel entre esprit d’entreprise et souffrance au travail

Lors d’un changement d’organisation dans une entreprise, il n’est pas rare de rencontrer des obstacles qui n’ont jamais été définis. Beaucoup sont même inconnus. Il s’agit notamment de l’informel. Certains l’appellent « l’esprit maison », ou la « culture d’entreprise ». On pourrait penser qu’il existe là un réceptacle non manifeste d’une sorte de bien commun partagé par tous. C’est souvent le cas. On parlera alors des valeurs de l’entité dont l’expression souvent générale, fait trop fréquemment l’impasse sur leur actualisation au quotidien dans les différentes tâches tant individuelles que collectives, ainsi que dans les interactions au travail. L’écart informel entre les valeurs affichées et les valeurs vécues créé une dissidence cognitive chez les personnes qui ne comprennent pas que les principes de comportements exprimés ne soient pas ceux qui leur sont demandés dans les faits.

Autres manifestations de l’informel, les habitudes de comportements obligés, érigées en croyances non explicitées, tant leur répétition fréquente génère un autocontrôle inconscient chez l’individu ; la rumeur qui fait courir un discrédit sur un collègue ou un manager qui ne sera pas en mesure d’y répondre faute de verbalisation de ce qu’on peut lui reprocher ; les « tiroirs » secrets d’informations pas obligatoirement validées, refuges bien protégés des collègues et unique bien d’un individu qui ne possède rien d’autre dans son entreprise. Ou encore, la communication non verbale aux regards évités et aux poignées de main fuyantes adressés à une personne mise au placard dont la cause présumée et partagée par tous, n’a cependant pas été révélée au grand jour.

Au travail, une sorte de brouillard persistant et insidieux, l’informel, a recouvert les relations dont le non-dit a forgé une pensée groupale protégée par une omerta collective.

Ce type d’interrelation est particulièrement frustrante pour tous ceux qui en sont l’objet. Comment se défendre contre un ennemi invisible qu’on imagine sans pouvoir le désigner précisément ? La résultante de cette situation se traduira par de l’anxiété, un manque de confiance en soi ou une perte de capacité pour résoudre les problèmes. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) qualifiera ces évènements comme susceptibles de dégrader la santé mentale de l’individu.

L’auto contrôle inconscient des comportements obligés

Des comportements sont suggérés par des actions obligées répétitives qui ne donnent plus le choix à la personne d’exprimer autrement ses capacités que par une procédure formalisée.

Pour exemple, Mathias, jeune homme tout juste diplômé d’une prestigieuse école de commerce, a été embauché par un grand compte comme commercial terrain. Son travail lui plaît. Quatre fois par jour, après ses visites aux clients et prospects, il doit ouvrir son ordinateur et remplir un reporting dont le nom très réputé seras-tu ici. Le jeune homme n’a pas le recul nécessaire que donne l’expérience pour envisager de répondre « à sa façon » aux questions posées. Sa réponse aux interrogations journalières, impulsera un retour numérique de données d’informations et de prescriptions qui organiseront son travail, sélectionneront les visites à effectuer chez des clients ou prescriront un planning précis de prospection. L’écart éventuel entre les injonctions formulées et le travail réalisé obligera le salarié à se justifier précisément.

Sans relation directe avec son manager, le reporting des actions instaurera implicitement le contrôle informel des interventions de Mathias. Il décrira autour de lui une frontière non poreuse qu’il s’interdira de franchir. Son comportement aura été régulé par l'algorithme qui aura impulsé chez lui, sans qu’il en soit conscient, une autorégulation de contrôle informelle de ses actions. Ses envies de faire différemment au programme imposé et générées par son intuition, comme aller rencontrer un client dont la visite n’a pas été prévue, ou proposer un produit qui conviendrait à son interlocuteur mais dont le référencement n’appartient pas aux promotions à lui présenter, ne lui seront pas permises.

L’auto-contrôle informel et inconscient générateur d’un conflit interne

Comment dans ses conditions sa hiérarchie pourra-t-elle lui demander de faire preuve de créativité et d’initiative qui sont les bases mêmes du profil commercial, sans qu’il en ait les moyens ? La répétition programmée de ses actes, encadrés par la régulation de contrôle informelle du reporting, lui aura fait oublier son instinct de vendeur. L’auto contrôle auquel il s’obligera aura brimé son intuition. Par suite des codes informels impulsant chez le commercial un auto-contrôle implicite, son poste deviendra substituable et la valeur qu’il aurait pu ajouter à son emploi, sera annihilée. Comment en serait-il autrement quand tous ses collègues obtempèrent au protocole numérique ? Dans ces conditions, sans doute préférera-t-il rester dans le « pas de vague » grégaire de ses collègues plutôt que se singulariser en osant prendre la parole pour déclarer son mal-être au travail au manager.

Si certaines personnes s'accommodent très bien de cette situation d’auto contrôle informel, d’autres comme Mathias, constateront qu’il s’est installé chez elles, une sorte de malaise indéfinissable dont elles ignorent la cause externe qui le produit, et dont elles ne savent pas identifier les raisons personnelles qui les rendent si mal à l’aise. Cette situation génèrera chez elles un conflit interne entre ce qu’elles voudraient réaliser pour bien exercer un métier qu’elles ont choisi et leur addiction à des comportements obligés qui contrarient la réalisation d’elles-mêmes. Ce conflit interne n’a pas de médicament. L’omerta du « pas de vague » l’incitera à préférer une somatisation, stress ou RPS, plutôt que d’oser prendre la parole et demander de l’aide à sa hiérarchie afin de mettre fin à un mal-être qui, pour lui, ne pourra se résoudre qu’en démissionnant de son entreprise.

Pourtant, il existerait bien une alternative, celle de la stratégie de la main tendue du manager. Et si on y pensait ?

Le collectif responsable du changement des situations de travail

Plusieurs cas d’omerta ont été cités précédemment. Il en est un dont on parle peu et dont la dispersion risque de culpabiliser « à vie » la personne qui en est l’objet.

Pour exemple, celui de Bastien, agent d’une administration, délégué à la surveillance de l’entretien des routes départementales. Bastien a maintenant 50 ans. Il y a trois ans, son chef de service lui a proposé de devenir manager de son équipe. La proposition était alléchante. L’agent est papa d’une jeune fille qui rentrait à l’université en octobre, et sa femme avait dû s’arrêter plusieurs mois pour des problèmes de santé, ce qui avait généré un manque à gagner important pour le foyer. Pour ces seules raisons, Bastien a accepté le poste de manager.

L’agent avait des relations satisfaisantes avec ses collègues en tant que collègues mais pas en tant que subordonnés. Bon professionnel, régulier dans son travail, il connaissait les responsables des petites communes dont il avait la charge des routes départementales. Tout le monde, la DRH, son chef de service, ses collègues et lui-même, se sont accordés pour déclarer que le poste de manager lui correspondait bien. L’agent a donc accepté sa nouvelle fonction.

Tous avaient oublié, si jamais ils le savaient, que lorsqu’un élément de la situation de travail change, tout change. Ce fut le cas pour Bastien qui pensait retrouver dans ce nouveau poste le confort de sa posture d’employé. Certes, il disposait de nombreux atouts mais il les avait exercés en tant que subordonné. Sa fonction de manager lui imposait de contrôler ses ex-collègues, parfois de réprimander les agents des collectivités qui n’avaient pas exécuté leurs tâches en lien avec sa mission, et de travailler sur tablette numérique au cours de ses déplacements pour signaler tout incident à régulariser.

Rapidement, Bastien ne s’est pas senti à l’aise dans son nouveau rôle. Les interactions avec ses collègues se sont détériorées et celles avec les agents des communes se sont tendues. La multiplicité des tâches nouvelles non maîtrisées l’a dépassé. Il n’en a parlé à personne, ni à son chef de service ni à sa famille. Les plaintes et les réclamations des uns et des autres ont été portées à la connaissance de la DRH de l’institution. Ce fut pour elle une grande surprise. Compte tenu de la façon dont il avait exercé son poste d’agent, sa hiérarchie avait pensé qu’il serait à la hauteur de ses nouvelles fonctions.

Bastien fut convoqué par la DRH pour s’expliquer. Il n’a pas trouvé d’argument pour justifier ses erreurs. La direction l’a déclassé et il a repris son poste d’agent avec toutes les conséquences qu’une expérience ratée comme manager peut laisser auprès des collègues et des partenaires extérieurs. Dans l’entité, sans que personne ne lui en ait parlé, Bastien a été considéré comme un incompétent, quelqu’un en qui on ne pouvait plus avoir confiance. Il n’a pas répondu. Son silence valant acceptation, ses collègues et sa hiérarchie l’ont mis à l’écart. Une rumeur informelle de dévalorisation s’est répandue dans le collectif de travail et l’omerta a recouvert l’agent de toute son épaisseur de non-dits !

Depuis ce temps, il n’en peut plus. Il aime toujours son travail et il se sent coupable de ne pas être en mesure de le réaliser comme il le souhaiterait. Afin de résoudre ce conflit interne et éviter de somatiser, pour lui la seule porte de sortie est donner sa démission. Il préfère abandonner les avantages de son administration et envisage de candidater dans le privé.

Le renversement de la charge de la preuve

En fait, Bastien est-il le seul responsable de la situation ? Les répercussions de son changement de posture sur son identité professionnelle n’ont pas été prises en compte par sa hiérarchie. Elle a validé son expérience précédente et a supposé que les compétences transversales dont il avait fait preuve précédemment, l’aideraient à transférer son poste d’agent en poste de manager. Le paradigme de la notion de compétence envisagée comme indépendante de la situation de travail n’a pas intégré, dans ce changement de poste, la nouvelle situation de travail. Personne n’a imaginé les difficultés de transfert que pouvait causer un changement de posture dans la situation de travail.

Du côté de ses ex-collègues, aucun ne lui a signalé ce qui pour eux dysfonctionnait. Il était devenu leur chef, à lui d’assumer ses responsabilités ! Les agents des communes désormais contrôlés par lui, se sont bien gardés de s’ouvrir à lui des problèmes qu’ils rencontraient. Le lien hiérarchique que Bastien exerçait sur toutes ces personnes a bloqué la communication avec lui. Le chef d’équipe a laissé faire certain que Bastien s’adapterait à la nouvelle situation. Toute une omerta s’est installée autour de l’agent qui s’est senti coupable de ne pas être en capacité d’exercer son poste.

En fait, dans les difficultés de Bastien, la responsabilité collective est convoquée par un enchaînement de causalités non démêlées. Le constat du gendarme, pointer la faute de l’individu étant plus facile que de se remettre en cause, chacun s’est accordé pour rapporter les erreurs du manager. Il fut l’objet d’un discrédit général informel et sa solitude lui a même fait penser parfois à des actes irrémédiables.

Dans ce cas, qui aurait été déclaré responsable ? Qu’aurait décidé la commission contentieuse de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie qui statue avant la juridiction administrative sur les cas de suicides au travail ?

Pourtant, tout n’est pas fichu. Il suffirait qu’un des responsables de Bastien lui propose un entretien « pour faire le point » et engager avec lui un dialogue professionnel susceptible de révéler les causes et raisons réelles de l’échec de l’agent. Il aurait suffi à ce responsable de mettre en place une veille comportementale pour détecter en amont les difficultés de son subordonné dès qu’un changement dans son attitude serait intervenu.

Libérer la parole en toute transparence dans une relation de confiance entre cadre et employé, pointer les dysfonctionnements dès qu’ils sont repérés et proposer une solution quand il n’est pas trop tard, ne serait-ce pas là un rôle nouveau pour les managers ? Et si on y pensait ?

Conclusion aléatoire

Des chefs d’entreprises innovantes (dans le domaine du numérique ou des médias) ont compris tout l’avantage d’une interaction libérée entre tous les salariés, quel que soit leur niveau hiérarchique. Ils ont brisé l’omerta et apporté de la visibilité au travail de chacun, notamment dans ses relations avec les autres. La prise de conscience de la responsabilité collective a accéléré les échanges créatifs de développement et d’innovation.

Mais quel est donc cet empêchement majeur qui, dans trop d’entreprises, bloque la parole des individus afin de trouver collectivement la solution à une erreur individuelle souvent partagée ?

L’entreprise ne serait-elle pas adulte ?

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