Culture d'entreprise

Repenser le modèle de l’entreprise (2)

La valeur du temps

Temporalités

Au travail, le temps a été aplati, raccourci. Alors le mal-être de l’humain est apparu…

Le temps est épais et il est longitudinal

Qui n’a jamais participé à une formation sur la « gestion du temps » ? Celle-ci consiste la plupart « du temps » à accumuler plus de tâches dans la même temporalité ou à les prioriser voire les déléguer. En fait ce qui est important dans ce type de formation n’est pas le temps mais la tâche à effectuer de la façon la plus diligente possible.

Dans cette formation, n’a-t-on jamais réfléchi à l’épaisseur du temps ou à sa longitudinalité ? A la « synchronie » des évènements qui met le focus sur les liens que chacun peut construire entre deux ou plusieurs d’entre eux, cette faculté singulière de l’humain qui lui ouvre les portes de la créativité ? Ou à la « diachronie » qui, tel un film de Claude Lelouch, raconte l’histoire dans un présent empli d’avenir ?

Sans doute me direz-vous, tout ceci n’est que des mots et cela ne sert à rien en entreprise.

Et pourtant… Prendra-t-on jamais le temps d'identifier l’importance et l’influence des multiples temporalités sur la vie de tous les jours, qu’elle soit professionnelle ou mêlée d’intime ?

Le temps aplati étouffe le métier.

La multiplicité des tâches à accomplir dans le même espace de temps est censée réaliser des prodiges d’efficience. Ce qui signifie, le plus d'efficacité possible dans un minimal de temps. Dans ces conditions, comment avoir les moyens de prendre le temps pour se saisir d’une ou plusieurs informations apparues simultanément en périphérie de la tâche, afin de faire émerger une connaissance nouvelle ? L’environnement du travail, territoire de l'émergence de la synchronie, a été aplati par l’exigence de rentabilité qui a décidé qu’il serait « hors sujet ». Les protocoles incontournables et le surcroît de nuisances à traiter en plus des exigences quotidiennes ont ajouté leur dose de contraintes obligées. Chacun connaît bien le phénomène qui mène à l’épuisement au travail, celui d’une temporalité dispersée aux multiples facettes dont l’utilité réelle pour le travail n’est pas le critère d’exigence de leur accomplissement.

Le constat est simple : la synchronie créative dont la faculté est du ressort de la personne a été écrasée au profit de la dispersion temporelle imposée par les trop nombreux mails, téléphones ou comptes rendus, supposés être en lien avec une tâche qu’ils étouffent plutôt qu’ils ne l’enrichissent.

Le temps aplati par le contrôle du travail a fait disparaître la synchronie. L’avortement de l’idée créative en lien avec l’action en train de se réaliser devient effectif. Une occurrence dont la portée aurait été susceptible de bousculer l’organisation du travail si elle avait été révélée à l’encadrement.

Penser plus loin que l’évidence immédiate, demande de pouvoir se véhiculer dans l’espace du moment. Une autonomie libérée le permettrait. Pour exemple, dans les hôpitaux les soignants connaissent bien ce phénomène qui les force à respecter des protocoles imposés et à rendre compte dans l’instant qui suit. Le temps de l’écoute des patients, de l’échange entre collègues, ou celui de la réflexion sur la manipulation la plus adaptée, a été aplati par l’activité administrative qui a pris leur place.

L’aplatissement temporel de l’activité a supprimé l’autonomie de l’individu.

Le temps épais de la synchronie a été remplacé par une série de séquences simultanées et linéaires de tâches administratives qui ne laissent plus s’exprimer l'opérationnalité réelle du métier. Le métier tel que voudrait le pratiquer l’individu est devenu antagoniste aux tâches imposées par l’organisation du travail.

Le temps aplati a fait naître chez l’humain le mal-être au travail.

Et si on y pensait ?

Le temps aplati et raccourci a détruit l’espace de soi au travail

Afin de poursuivre l’exemple précédent, comment dans ces conditions et notamment lors de la passation d’équipe, les soignants seraient-ils en capacité de conserver une interaction entre eux ? Pour se transmettre les informations utiles non notées sur la feuille de soins du patient, leurs échanges requièrent tout l’espace du temps, en épaisseur et en longitudinalité,. Pouvoir continuer à privilégier le dialogue avec une personne hospitalisée qui craint de rester clouée sur un lit sa vie entière ; ou avec celle qui, à un âge avancé, appréhende les risques de l’opération à subir, fait partie de l’engagement du soignant dans son métier.

Le temps de l’interaction entre collègues a été remplacé par des observations techniques objectives portées sur la feuille de soins.

Afin de ne plus subir les désagréments du mal-être au travail, et quelle que soit la nature de son organisation, publique ou privée, le salarié a réagi. Désormais il demandera à son employeur que son travail satisfasse ses besoins fondamentaux. Pour exemple, qu’on écoute ses propositions ou que le management ne soit pas dictatorial. Le plaisir à exercer son activité fera partie des garanties étalées dans le temps qu’il souhaite obtenir de l’entreprise. Il ne suffira pas que celle-ci décide d’agrandir son bureau dans l’open Space ou de déplacer la machine à café, la plupart du temps dans des lieux à moindre passage pour ne pas gêner l'efficience au travail. Et s’il est souvent plus ressenti qu’en conscience, le respect par les supérieurs hiérarchiques de son rapport singulier au temps appartiendra à ses exigences. Pour exemple, si un employé se sent mal à l’aise avec la gestion des files d’attente, il préférera travailler dans un bureau fermé. Son rythme de travail intérieur plus lent ne correspond pas à la simultanéité et à la successivité des tâches de l’accueil.

Une situation de travail plus satisfaisante pour le salarié participera à sa performance.

Par ailleurs, l’individu désirera que son identité personnelle au travail soit reconnue avant ses résultats. Il espérera être consulté sur toute décision qui convoque son activité. Il demandera que la contribution de sa tâche au but de l’entreprise soit reconnue. Pour exemple, et si tel est le cas : dans l’atelier de montage de la carlingue d’un avion d’un grand constructeur aéronautique, le compagnon vérifie le serrage des boulons effectués par un robot. Il sera en conscience « qu’il construit un avion ». Ou dans l’atelier du sous-traitant d’un grand parfumeur qui fabrique le flacon de la fragrance, l’ouvrier sera en conscience « qu’il contribue à l’élaboration du fameux parfum X».

Si l’entreprise ne considère pas les désirs des salariés, le rapport au travail se casse. La personne prend de la distance avec sa tâche. Elle s’en désintéresse progressivement. Le phénomène est intergénérationnel. Il ne s’inscrit ni dans une classe d’âge déterminée, ni dans une catégorie socioprofessionnelle spécifique. La qualité de partie prenante que le salarié sollicite de son entité, nécessite une temporalité large et longue pour lui préserver l’espace de soi au travail.

Est-ce trop demander que de considérer la personne comme un Sujet agissant doté de raisons et de savoirs ? Souvent, l’entreprise exigera d’elle qu’elle fasse œuvre de compétences en ignorant que leur mobilisation nécessite une situation de travail favorable. Rien n’est plus difficile que de maintenir celle-ci dans le temps.

La notion de compétence fait l’impasse sur la persistance temporelle d’une situation de travail satisfaisante sans laquelle elle ne peut pas exister.

Sans doute serait-il nécessaire que le manager soit attentif aux changements de comportements de ses collaborateurs, signaux faibles d’un mal-être qui s’installe. Un autre type de dialogue lui permettrait de prendre la mesure du respect de l'espace de soi dont le salarié a besoin pour être heureux au travail. Il s’agit du dialogue professionnel, chaque fois que nécessaire, entre un manager et son collaborateur. Son objectif serait d’identifier les dysfonctionnements de l’organisation vécus par la personne. Et sa finalité serait de prévenir son désengagement.

Faire évoluer les pratiques du management nécessiterait non seulement de redonner de l’épaisseur au temps mais aussi de prendre en compte sa longitudinalité. Désormais, la posture de chacun est devenue instable. Et pour le manager, la veille comportementale s’inscrit dans la temporalité incertaine de la qualité relationnelle. Le temps raccourci a fait sauter les repères de la longitudinalité du temps nécessaire pour que l’identité au travail y imprime sa marque, et qu’elle soit reconnue comme contributive à la raison d'être de l’entreprise.

 Et si l’on y pensait ?

Le temps raccourci a gommé la promesse de l’avenir

L’espace-temps ne dépend pas seulement de la synchronie mais aussi de la diachronie qui révèle la prise en compte de l’histoire et du futur dans la construction de toute décision. Elle est révélatrice d’un temps longitudinal. La primauté donnée au temps raccourci privilégie le résultat à court terme et ne prend pas compte le besoin de l’individu d’inscrire sa vie professionnelle dans la durée.

Désormais, la personne est rentrée en conscience que le temps passé au travail a réduit le temps réservé à sa vie personnelle.

Toute entreprise a une histoire. Il n’y a pas si longtemps, des entités centenaires s’appelaient encore familièrement des « Maisons ». Pour les entités industrielles, le rythme de production était celui du moyen terme. Il intégrait le temps nécessaire à la recherche et au développement, celui de la fabrication, de la mise sur le marché et du retour à l’investissement. L’augmentation de la vitesse de rotation des capitaux sur les marchés financiers a accéléré le cycle de production. Le constructeur de voitures est devenu « ensemblier » automobile. Le temps consacré à l'innovation, a été réduit sinon supprimé. Il a été remplacé par le développement des gammes à court terme. Stimulée par l'introduction de l’intelligence artificielle dans le processus, la suppression des tâches réputées inutiles a rendu visible une taylorisation numérique du travail qui s’est accélérée. Pour le salarié, couper le processus de la tâche dans son accomplissement a retiré le sens à son travail.

Le lien entre l’intervention humaine et le résultat final du produit ou du service a été sectionné.

Une Loi récente, la Loi Notre de 2011 a permis d’inscrire dans les statuts « la raison d’être » de l’entreprise. Son histoire, son devenir et comment son personnel peut rattacher son travail au but collectif. Ainsi, une grande marque de parfum, une « Maison », a communiqué sur sa raison d’être : son histoire, son apport à la société et son projet pour elle.

La raison d’être d’une entreprise relève déjà d’une démarche diachronique.

Comment rédiger une lettre de motivation quand on ignore les évènements qui ont contribué à ce que l’organisation est devenue et au service qu’elle apportera demain ? Ce souhait fait partie des garanties demandées à l’embauche par les salariés. Pouvoir passer du temps de vie sans regretter celui qu’ils ne passeront pas avec leurs familles et leurs amis. Si le lecteur permet que je me saisisse de la métaphore du couple, celui-ci durera-t-il dans le temps quand l’un s’y investit dans la durée et que l’autre ne promet rien ? Dans ces conditions et si l’entreprise agit de concert, le désengagement sera la réponse du salarié à son employeur.

Aujourd’hui, le désengagement des salariés ne touche pas seulement les plus jeunes. Paradoxalement, les exigences des séniors sont devenues plus prégnantes que celles des juniors. Aurait-on oublié que toute performance ne peut se réaliser sans visibilité de carrière avec juste l’espérance d’un gain supérieur ?

Et si on y pensait ?

Conclusion aléatoire

Avez-vous déjà regardé lors d’une nuit d’été la constellation d’étoiles dans le ciel, lointaine par la distance et si proche quand sa beauté fusionne avec notre aspiration à la vie ? Alors dans cette amplitude, qui voudrait être contraint à voyager dans une nacelle étroite qui n’a même pas de hublot ?

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