En 2011, un documentaire choc sur les pratiques de recrutement d’une grande compagnie française d’assurance intitulé « La Gueule de l’Emploi » [1] défrayait légitimement la chronique et provoquait une très vive polémique !
Il faut dire que tout y passait dans cette session collective de recrutement de commerciaux s'étalant sur 2 journées : infantilisation, déshumanisation et même humiliation des candidats. Un journaliste du Monde avait d'ailleurs eu cette punchline marquante pour qualifier cette session : « diviser, déstabiliser, parfois humilier ». [2]
Ce reportage est une vraie bombe que je vous invite à voir ou à revoir si vous parvenez à le retrouver. Au-delà de cet exemple emblématique, se pose la question de l’intérêt et de la validité de l’entretien de recrutement collectif calqué plus ou moins sur ce modèle.
Pour ma part, je ne suis pas une adepte de cette pratique qui s'apparente, le plus souvent, à un mauvais remake du « maillon faible ». Aussi, je vous propose de passer en revue dans cet article, les principales limites de l’entretien collectif après en avoir rappelé les objectifs. C’est parti !
Objectifs de l’entretien collectif
Commençons par le commencement à savoir, quels sont les objectifs recherchés lorsqu’on fait le choix de recourir à un entretien de recrutement collectif ?
Ils se rangent en deux grandes catégories :
- Gagner du temps et réduire les coûts de recrutement en évaluant plusieurs candidats simultanément ;
- Mieux observer, identifier et évaluer les réactions et comportements des candidats et principalement leurs compétences interpersonnelles en les voyant interagir en groupe et en les comparant afin de détecter les leaders.
Ma mission – et je l’ai acceptée – est de vous démontrer dans cet article que peu importe l’objectif que vous poursuivez, cette manière de procéder est à éviter au maximum.
Perception négative par les candidats
Tout d’abord, la plupart des candidats n’apprécient pas du tout de passer des entretiens collectifs et certains refusent même, purement et simplement, de jouer le jeu. Il y a donc le risque de passer à côté des meilleurs futurs collaborateurs.
La principale raison ? Les candidats considèrent que l’entretien collectif n’a pour objectif que de les piéger en quelque sorte et de les mettre en difficultés si ce n’est en compétition avec les autres candidats. Cela a donc pour conséquence de les stresser assez inutilement serais-je tentée de rajouter.
Or, j’enfonce une porte ouverte, en rappelant qu’un entretien de recrutement n’a pas vocation à piéger les candidats. Bien au contraire ! Il ne faut, en effet, pas perdre de vue que l’entretien de recrutement est « structurellement » un exercice déséquilibré et inégalitaire. Qu’on le veuille ou non, le recruteur est en quelque sorte « en position de force » puisqu’il joue à domicile et sur son propre terrain.
Aussi inutile d'en rajouter sciemment en proposant des sessions de recrutement collectives pour déstabiliser et tester les candidats dans le pseudo-espoir de capter un moment de vérité.
Et dans un contexte de « guerre des talents » fortement concurrentiel, où les organisations éprouvent de grandes difficultés à recruter, éviter les méthodes de recrutement qui braquent et déplaisent aux candidats me parait, doux euphémisme, une piste à privilégier.
Injustice envers les personnalités introverties
L’entretien collectif a également fortement tendance à favoriser les candidats extravertis et fortement assertifs au détriment des candidats plus introvertis moins à l’aise dans cet exercice.
Or tous les postes ne nécessitent pas forcément comme qualité première l’extraversion. Et même pour le poste de commercial auquel on pense spontanément lorsqu’il s’agit d’un entretien collectif, se pose la question de savoir si on recherche vraiment un profil extraverti ou pas. Des profils introvertis plus axés sur l’analyse et l’écoute de leurs clients pourront totalement tirer leur épingle du jeu et réussir dans cette fonction.
Une forte pression du groupe !
Dans le documentaire « La Gueule de l’Emploi », les candidats étaient ouvertement invités à se critiquer voire se dénigrer les uns les autres afin de marquer des points et de se faire repérer avec, par exemple, la question suivante « Qu’est-ce que vous pensez de la prestation de XX ? » adressée par le recruteur aux candidats lorsque ces derniers ne critiquaient pas suffisamment.
C’est une manière de procéder assez détestable, il faut bien l’admettre, et qui stresse beaucoup les candidats. Ces derniers se demandent alors :
- faut-il que je « joue le jeu » et que je me mette à adresser des reproches et à être critique, ce qui semble attendu, afin de marquer des points auprès du recruteur en me faisant éventuellement violence?
- ou faut-il que je reste éventuellement fidèle à moi-même et que je refuse de le faire mais en prenant le risque d’être alors écarté du processus car jugé trop timoré et pas assez assertif ?
Sachant qu’une fois qu’un candidat décide de jouer le jeu, il y aura un effet « boule de neige » à savoir un effet d’entraînement auprès des autres candidats avec la tentation d’aller de plus en plus loin dans la surenchère et avec comme résultats des propos et comportements susceptibles de blesser les candidats et de les mettre à mal durablement. Or un entretien de recrutement n’a pas vocation à déstabiliser, décontenancer et « secouer » les candidats sauf si on recrute pour un poste au sein du GIGN 😉 !
Dans un entretien collectif, il y a indéniablement une pression du groupe qui opère sur l’ensemble des candidats et qui, de facto, modifie leur comportement et leurs réponses.
Les candidats sont, de plus, très au fait des comportements attendus par les recruteurs à savoir faire preuve d’assertivité, prendre le lead, ne pas hésiter à reformuler etc… et les comportements observés ne seront ainsi pas davantage révélateurs de la vraie personnalité des candidats mais traduiront leur capacité ou non à se conformer à ce qu’ils estiment être les attentes des recruteurs et des organisations.
C’est d’ailleurs un biais cognitif qui porte le nom de biais de désirabilité sociale. Au vu de l’enjeu, ce biais cognitif est tout particulièrement présent et visible lors des entretiens de recrutement collectifs. Un candidat va ainsi minimiser ses comportements socialement indésirables ou exagérer ses comportements socialement souhaitables.
Manque de confidentialité
Autre critique, le manque de confidentialité des échanges avec, comme résultat, des candidats, sur la réserve, et légitimement réticents à partager certaines informations. Or la confidentialité est une caractéristique primordiale de tout processus de recrutement.
Biais cognitifs à gogo !
Ce type d’entretien de recrutement est un formidable terrain de jeu pour les biais cognitifs qui peuvent fortement influencer, pour le meilleur et pour le pire, les prises de décision. Pour en citer quelques-uns :
- l’effet de halo: la première impression que l’on se fait d’un candidat à partir d’une seule et unique caractéristique va être généralisée à l’ensemble de ses caractéristiques.
- le biais de conformisme : le fait pour les candidats de se conformer aux opinions et aux décisions du groupe même si elles ne sont pas les leurs.
- le biais de contingence : dans un groupe, les comportements de chacun sont influencés par les comportements des autres membres. Aussi, tirer une conclusion définitive sur la personnalité et le comportement d’un candidat à partir d’une action effectuée dans ce contexte, c’est aller vite en besogne !
- le biais de similarité: le fait, pour un recruteur, de privilégier les candidats qui lui ressemblent ;
- l’erreur fondamentale d’attribution : le fait d’accorder une importance disproportionnée aux caractéristiques internes d’un candidat (sa personnalité, ses intentions, ses émotions) dans l'analyse de son comportement au détriment des facteurs externes et situationnels et ce dans une situation donnée.
Difficultés d’évaluer chaque candidat en profondeur
Enfin, dernière limite : les difficultés d’évaluation des différents candidats de manière fine et approfondie. Il est, forcément, plus ardu d’évaluer chaque candidat en profondeur lorsque plusieurs candidats sont réunis et passent en même temps un entretien.
De plus, l'entretien collectif se concentre, par essence, sur les compétences interpersonnelles et la communication, et peut donc ne pas offrir suffisamment d'occasions d'évaluer les autres compétences des candidats et leur capacité à exercer avec succès le poste à pourvoir.
Et même sur les compétences interpersonnelles, la grande majorité des recruteurs, par manque de formation, ne sont pas en mesure d’interpréter de manière fiable les comportements des candidats en groupe et de tirer des conclusions de leurs observations.
Conclusion
En 2011, un document faisait l’effet d’une bombe dans l’écosystème du recrutement en pointant les limites de l’entretien de recrutement collectif et en mettant allègrement les pieds dans le plat. Treize ans plus tard, ces limites sont toujours réelles et bien présentes : perception négative et perte de candidats, stress accru, favoritisme des candidats les plus extravertis et dominants, forte pression du groupe, biais cognitifs à gogo et difficultés à évaluer en profondeur les compétences propres à chaque candidat.
Aussi, les objectifs avancés pour recourir à l’entretien collectif ne sont, selon moi, pas convaincants. Si les principaux objectifs recherchés par une organisation sont de réduire les coûts de recrutement et de mieux cerner les soft skills des candidats, je lui conseille plutôt de consacrer du temps à bien définir son besoin de recrutement et les critères, de réfléchir à sa stratégie de recrutement et à l’architecture de sa prise de décision et d’opter pour l’entretien structuré complété par des mises en situation. Cela sera plus fiable et prédictif que les entretiens de recrutement collectifs et, in fine, cela lui fera gagner du temps et de l’argent !
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Références
[1] La Gueule de l'emploi est un téléfilm documentaire franco-belge de Didier Cros diffusé le 6 octobre 2011 sur France 2 dans l’émission Infrarouge.
[2] Article Le Monde « La gueule de l'emploi » : un document choc sur le recrutement du 7 octobre 2011 | "La gueule de l'emploi" : un document choc sur le recrutement (lemonde.fr)
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