Dans un contexte marqué par tant d’incertitudes liées à la situation géopolitique (deux guerres aux portes de l’Europe) , à la transition climatique, à la révolution annoncée des IA génératives comme ChatGPT[1], il semble crucial de s’interroger sur certains facteurs clés sur lesquels peuvent s’appuyer les DRH pour permettre à leurs entreprises d’affronter avec succès simultanément autant de défis. Le premier des deux facteurs identifiés ici réside dans la capacité des équipes dirigeantes et les DRH à légitimer le changement nécessaire pour pouvoir répondre à ces défis. Le deuxième facteur tient à une évolution des postures de ces équipes dirigeantes en faisant preuve, une fois n’est pas coutume, d’une qualité peu commune dans ces milieux : celle de l’humilité comme l’a montré l’expérience inédite de la pandémie il y a déjà quatre ans. A l’époque, en effet, on peut se rappeler que ni les responsables de nos entreprises, à commencer par les PDGs, ni les dirigeants du pays n’avaient de réponses toutes prêtes et qu’ils reconnaissaient ne pas pouvoir apporter des réponses à tout. Ces sont donc ces deux facteurs, légitimité du changement et humilité des dirigeants, qui sont maintenant présentés comme des leviers importants pour réussir le changement.

Construire la légitimité d’un changement : un préalable clé pour réussir !

La situation du gouvernement il y a un an, au début de l’année 2023, dans le contexte de la réforme des retraites voulue par le Chef de l’Etat montrait combien il est difficile de mettre en œuvre un changement, bien que perçu comme nécessaire par de nombreux acteurs, mais qui n’avait pas encore réussi à passer le cap de la reconnaissance de sa légitimité. Il était en effet assez étonnant d’observer le décalage qui semblait exister entre le discours gouvernemental sur l’urgence de réaliser cette réforme et la position du Président du COR (Conseil d’Orientation des Retraites) qui déclarait mi-janvier 2023[2]« les dépenses ne dérapent pas (…).Les dépenses de retraites sont globalement stabilisées et, même à très long terme, elles diminuent dans trois hypothèses sur quatre ». Cette prise de position et les conclusions du rapport du même COR en septembre 2022[3] donnaient des arguments à tous les acteurs (syndicats de salariés, partis politiques, autres acteurs) qui voulaient remettre en cause la légitimité d’un tel changement.

Ce qui est vrai au niveau d’un pays l’est aussi au niveau d’une entreprise pour laquelle la légitimité doit d’abord être construite avant la mise en œuvre de tout changement en ayant recours notamment aux sciences sociales[4] . Les chercheurs soulignent en effet que la légitimité est une ressource cruciale pour les organisations engagées dans un processus de changement organisationnel. Dans cette perspective, la légitimité est définie comme un processus social de convergence des perceptions individuelles et collectives à propos d’une entité et de ses actes, conduisant à un alignement des représentations partagées à propos de cette entité avec un système de normes et de valeurs sociales[5].

Sur un plan concret, plusieurs pistes peuvent être suggérées ici pour faciliter cette convergence des perceptions individuelles et collectives en s’inspirant de l’expérience du dirigeant Indien Vineet Nayar dans la démarche de changement profond de culture et d’organisation qu’il a menée chez HCLTech il y a plus de dix ans[6]. Les résultats pérennes de ce changement conduisent cette entreprise de plus de 220.000 collaborateurs dans 55 pays à être aujourd’hui l’une des plus performantes dans le secteur des services informatiques en Inde et à l’étranger avec un turnover sensiblement plus faible que ses concurrents !

La construction de la légitimité du changement s’appuie tout d’abord sur l’association des collaborateurs à la reconnaissance des défis qui se posent à l’entreprise et à la nécessité de changer pour y faire face. C’est dans le cadre d’un dialogue d’adulte à adulte que Vineet Nayar a suscité le besoin de changer chez les collaborateurs de HCLtech avec la fameuse expérience « miroir-miroir » qu’il a conduite à tous les niveaux de l’entreprise pour permettre aux collaborateurs de mettre en évidence les problèmes importants qui n’avaient jamais été reconnus publiquement.

La légitimité du changement se renforce ensuite quand l’entreprise et ses dirigeants mobilisent les collaborateurs en faisant appel à leur intelligence collective pour identifier les réponses et les solutions possibles aux défis identifiés afin que la démarche de changement soit un succès. En guise d’illustration, Vineet Nayar a montré la voie en inversant réellement la pyramide par la priorité donnée aux collaborateurs de terrain dans la « zone de valeur » qui servent directement les clients et prennent des initiatives en autonomie pour développer le business sous le nom d’« ideapreneurs ».

Enfin, le changement est encore plus légitime lorsque l’équipe dirigeante s’engage par des actes concrets comme l’a fait Vineet Nayar lorsqu’il a lancé la plate-forme digitale U&I où n’importe quel collaborateur de HCLTech pouvait l’interpeller publiquement, lui le PDG, sur n’importe quelle question qui touchait au fonctionnement de l’entreprise. Quel plus bel exemple d’engagement concret quand l’un des objectifs du changement était précisément de développer une culture de transparence et de confiance ?

Renforcer la légitimité du changement s’avère donc être un préalable indispensable pour bâtir une solide démarche qui peut permettre à l’entreprise de mener les transformations nécessaires dans son organisation et son fonctionnement à l’image de Michelin avec le programme de responsabilisation commencé il y a plus de 15 ans dans plusieurs usines du groupe et qui est inscrit aujourd’hui dans l’ADN de cette entreprise[7].

En définitive, la construction de la légitimité du changement doit pouvoir s’appuyer sur les trois dimensions de la légitimité : pragmatique, morale et cognitive[8]. A ce titre, les DRH ont un rôle clé de pilote du changement pour aider à construire cette légitimité par des actions, entre autres, de sensibilisation, de formation et de communication ascendante et descendante.

Quand l’humilité devient une force des dirigeants pour mobiliser les équipes !

L’adoption d’une posture basse qui semblait être durant la pandémie une véritable découverte pour nombre de dirigeants, n’est-elle pas en train de devenir le nouveau mantra pour les managers tant la posture haute du leadership traditionnel est de plus en plus rejetée tant pas les collaborateurs, surtout les plus jeunes, que par les citoyens ?

Pour un manager, adopter une posture basse, être humble, constitue l’un des socles les plus importants pour bâtir une relation solide de confiance avec son équipe[9]. A l’heure de la révolution digitale où le « reverse mentoring » (jeunes éduquant les seniors) est devenu la règle, la hiérarchie des rôles est bouleversée. Le modèle du « servant leadership »[10], dans lequel le leader adopte une posture basse, devient de plus en plus populaire. Adopter une posture basse, être humble c’est accepter un lâcher-prise qui est indéniablement un fondement de la confiance en laissant à son équipe le soin de développer de nouvelles activités ou de résoudre par elle-même les problèmes sur le terrain. Bref, la posture basse et l’humilité sont les conditions nécessaires pour développer une subsidiarité recherchée aujourd’hui dans de nombreuses entreprises sans tomber dans l’illusion magique de l’entreprise libérée[11].

Pour mettre concrètement en œuvre une posture basse et adopter un comportement d’humilité, il s’agit tout d’abord de faire un important travail sur soi surtout lorsqu’on a eu, en tant que manager, une autre posture pendant des années. Il s’agit ensuite d’identifier les potentialités de chacune des personnes avec lesquelles on est en interaction pour mener un projet ou accomplir une mission : les membres de son équipe ou d’autres partenaires. Il s’agit enfin de construire les relations avec ces personnes en s’appuyant sur leurs forces qui leur donnent des ressources pour mener en autonomie les tâches ou les missions qui leur sont confiées. C’est le sens de l’innovation managériale mise en œuvre par le dirigeant Indien Vineet Nayar[12], comme décrite plus haut, qui a redonné aux employés de terrain (value zone) toute l’autonomie nécessaire pour développer de nouveaux business et retenir les clients.

Dans une perspective similaire, un article récent, faisant la synthèse de la recherche académique sur le leadership humble[13], montre que les trois caractéristiques les plus importantes de l’humilité pour les dirigeants sont les suivantes : la conscience de soi, la capacité à transmettre et à recevoir du feedback, l’appréciation pour les autres. Par ailleurs, l’humilité est source de performance des équipes : quand les managers adoptent une posture humble et font confiance à leurs équipes en leur donnant plus de contrôle sur leur travail, on observe une réduction de près de 75 % du stress perçu et de 40 % du sentiment d’épuisement professionnel ainsi qu’une augmentation jusqu’à 50% de la productivité[14]. On peut expliquer de tels résultats exceptionnels par le fait que l’humilité contribue largement à construire un environnement où la sécurité psychologique est déterminante pour développer la performance individuelle et collective[15]. En définitive, La posture basse et l’humilité ne sont des sources importantes de confiance et de sécurité psychologique que si elles sont authentiques. Le risque de manipulation existe si l’on reste plus sur le paraître que sur l’être. La culture du « like » que nous a apportée la révolution digitale est particulièrement dangereuse ici car adopter une posture basse et faire preuve d’humilité ne signifient pas seulement vouloir se faire aimer.

Ici encore les DRH ont un rôle clé à jouer pour sensibiliser et former les dirigeants de leurs entreprises à l’idée que l’humilité est aujourd’hui une véritable force pour mobiliser leurs équipes dans un contexte de plus en plus imprévisible leur permettant ainsi de renforcer la légitimité du changement nécessaire pour répondre aux défis évoqués au début de cet article : situation géopolitique, transition climatique, révolution annoncée des IA génératives.
___________________________________________________________________________________

Nota bene : Cet article est une version adaptée de deux chroniques publiées en février et avril 2023 par l’auteur dans l’hebdomadaire « Entreprise & Carrières » disparu en juillet 2023 après 34 ans d’existence.
___________________________________________________________________________________

[1] Besseyre des Horts, C.H. : « ChatGPT : opportunité ou menace pour les DRH », Entreprise & Carrières, n°1616, du 20 mars au 26 mars 2023, p.22

[2]https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/01/23/reforme-des-retraites-le-gouvernement-ne-reviendra-pas-sur-le-report-de-l-age-legal-de-depart-a-64-ans-assure-le-ministre-du-travail_6158966_823448.html

[3]https://www.cor-retraites.fr/sites/default/files/2023-01/Synthèse.pdf

[4] Dupuy, F. : On ne change pas les entreprises par décret, Le Seuil, 2020.

[5] Barbaroux, P. & Gautier, A. « En quête de légitimité : la gestion du changement organisationnel comme processus de légitimation » . Management international / International Management / Gestiòn Internacional, 2017, 21(4), 48–60.

[6] Nayar, V. : Employés d’abord, clients ensuite, Diateino, 2ème ed, 2018.

[7] Hamel, G & Zanini, M. : Humanocratie, Diateino, ch.14, 2021.

[8] Barbaroux, P. & Gautier, A., op.cit, p.50

[9] Truong, O. , De Geuser, F., Wiersch, E., Besseyre des Horts, CH., & Chavanne, PM. : Le Management par la Confiance, Eyrolles, Septembre 2020

[10] Greenleaf, R.: The Power of Servant Leadership, Berret-Koehler, 1998

[11] Besseyre des Horts, C.H. : « Apprendre de la crise sanitaire : responsabilité et subsidiarité », Entreprise & Carrières, n°1510, du 11 au 17 janvier 2021, p.22

[12] Nayar, V : Employés d’abord, Clients ensuite, op.cit.

[13] Kelemen, T., Matthews, S., Matthews, M. & Henry, S. : “Humble leadership : a review and synthesis of leader expressed humility”, Journal of Organizational Behavior, n°44, Février 2023, pp. 202-224

[14] O’Connell, B. : « Lead with humility, humble leaders drive better organizational performance”, HR magazine, Winter 2021, pp. 83-83.

[15] Edmonson, A.: The Fearless Organization, Wiley, 2018.

Tags: Conduite du changement Légitimité Humilité