Les réflexions sur l’égalité risquent toujours de tout expliquer par une seule cause qui attise le ressentiment à défaut de rendre compte de la réalité. En matière d’égalité professionnelle, une de ses causes est sous-estimée : la qualité de la première patronne ou du premier manager est souvent déterminante de la réussite d’une vie professionnelle et parfois personnelle. Malheureusement cette source d’inégalité est moins facile à tracer et plus discrète que les autres, plus mesurables, plus visibles, plus mobilisatrices pour exciter les luttes libératrices.

Pourquoi est-ce si important ? Sans doute parce que la première expérience marque d’une forte empreinte ce qui va suivre dans le développement d’une vie professionnelle à venir. C’est toujours à partir de ces moments fondateurs que se construisent de premières références, de premières évidences, comme des rails qui esquissent une direction dont il sera plus difficile de dévier : ne se souvient-on pas plus clairement de ses premières expériences professionnelles que de ce qui survient ensuite ? En effet, l’expérience du travail, surtout la première, n’est pas tant le temps de la satisfaction d’attentes peu fondées, que le début d’une découverte et le premier manager intervient fortement sur cette découverte initiale et fondatrice. La première patronne est aussi la première aiguilleuse, celle dont les décisions et l’accompagnement vont ou non ouvrir des opportunités, accélérer le processus de l’apprentissage, aider à découvrir ce qui est aimable dans une expérience de travail.

Force est pourtant de constater que les questions posées sur les fameux talents concernent leur attraction, la marque employeur - le souci de leur faire visiter le séduisant appartement témoin - plutôt que le processus de leur intégration. Alors il faut se demander pourquoi on fait généralement si mal pour traiter cette inégalité délétère et ce que l’on pourrait faire mieux.

La face cachée de l’intégration

La raison principale de ne pas s’occuper de cette source première d’égalité, c’est qu’elle ne colle pas à cette approche low-cost de la GRH qui cède à la facilité au détriment de sa mission première d’aider des personnes à se développer. Céder à la facilité c’est croire que la performance de la personne (quelle que soit la façon de la mesurer) relève surtout de l’inné, de l’équipement d’origine. Il y aurait les bons et les moins bons, les talents et les autres et la qualité des premiers tiendrait à leurs caractéristiques personnelles initiales. La gestion des ressources humaines consisterait alors à les attirer en imaginant que les talents recrutés grâce à une marque employeur attractive, généreront forcément leur performance comme quand on met une pièce neuve dans un moteur fatigué.

Dans la même veine de « l’échange-standard », on imagine que si le parcours et l’expérience font la qualité des personnes, il suffit d’aller chercher les talents dont d’autres ont supporté le coût de la formation : faire payer les autres est, il est vrai, une des bases de la gestion... D’ailleurs on dispose maintenant de proxies permettant aux algorithmes de traquer sur les réseaux sociaux professionnels ou non, ceux et celles qui témoignent de ces dons que l’on veut s’associer.

Fascinés par la capacité de ces nouveaux outils, on en oublie de s’interroger sur le paramétrage des modèles. Ils donnent généralement beaucoup de place à l’équipement d’origine et aux réalisations : des formations, des compétences estampillées, un passage dans certaines entreprises, certains postes, quelques réalisations un tant soit peu mesurables. Tout cela est très bien mais on prend rarement en compte le niveau de difficulté pour obtenir ces réalisations : et pourtant, pour évaluer le potentiel de quelqu’un, n’est-ce pas la capacité à avoir surmonté les difficultés qui compte, plus que le résultat lui-même ? Une GRH low-cost ne se contente-t-elle pas de recruter des clones, du prêt-à-l’emploi, de la pièce humaine standard dont les caractéristiques du profil garantiraient la performance, sans considération pour le développement et l’opportunité d’un potentiel ? Mais une GRH low-cost n’a pas grand-chose à faire du potentiel.

Ce qu’il faudrait faire

C’est bien le problème qu’évoque Adam Grant[1] dans son dernier ouvrage, celui de l’existence d’un potentiel caché qu’une bonne gestion devrait s’évertuer de révéler. L’auteur remet en cause l’idée si répandue selon laquelle les talents seraient identifiés aux dons innés ; ainsi les personnes admirées pour leurs talents ne le devraient qu’au hasard de leur équipement d’origine. Pour Grant, ce qui permet au talent de se développer, c’est moins ces dons innés que la motivation et les opportunités.

Evidemment, les dons sont nécessaires pour accomplir de grandes choses, on imagine difficilement un champion de basket de 1,3m, mais le potentiel caché de quelqu’un se révèle pour autant qu’il y ait une envie de croître et d’apprendre : pour Grant d’ailleurs, le développement ne dépend du travail que s’il permet de découvrir et d’apprendre. Le dévoilement du potentiel dépend aussi des opportunités rencontrées, et il n’y a pire gâchis qu’une expérience de travail où ces opportunités n’ont pas existé ou n’ont pas été saisies. On comprend alors pourquoi la première patronne est la source de la principale inégalité professionnelle : celle-ci est dans une position unique pour susciter cette motivation et ouvrir des opportunités.

En effet, cette critique de l’importance accordée aux dons innés et à l’équipement d’origine remet en cause le management traditionnel. Tout au long de son ouvrage, et avec délicatesse, Adam Grant lance quelques pavés dans la mare managériale qui bousculent les tutoriels du management en dix clics.

Ainsi, il est commun de prétendre développer les talents : Adam Grant préfère l’idée de « l’échafaudage », un dispositif provisoire à installer pour que la personne puisse révéler et faire grandir elle-même son potentiel caché. Il est tout aussi banal de conseiller la demande de feed-back : l’auteur critique la complaisance qui l’accompagne souvent alors qu’une demande de conseil serait plus utile. Il remet tout autant en cause l’importance accordée à un leadership qui profite souvent aux « fort-en-gueule » égocentrés plutôt qu’à ceux qui savent aider les talents à se révéler. Est critiquée aussi la magie généralement associée au travail d’équipe et à tout ce qui est collectif quand elle minimise l’importance de la créativité individuelle indispensable avant tout travail de groupe.

Pour se débarrasser de l’idée des dons innés, (du syndrome de la marmite[2] pour faire référence à Obélix), et pour honorer l’idée que les potentiels cachés sont nombreux pour autant qu’ils puissent se révéler et s’épanouir, Adam Grant propose des pistes tenant à deux dimensions curieusement sous-estimées dans les pratiques managériales : les relations et les personnes elles-mêmes.

L’importance des relations ne relève pas seulement des besoins sociaux mis en évidence depuis des décennies ; elle concerne d’abord une caractéristique personnelle à développer pour faire émerger et grandir son potentiel : ce qu’Adam Grant appelle le « prosocial », indispensable puisqu’on ne travaille pas dans les organisations mais on travaille toujours « avec » ; le travail est toujours « collaboratif » (travailler avec), chacun est dépendant des autres tout comme les autres le sont de lui-même. Les personnes qui se développent prennent donc la mesure de cette réalité pour penser, éprouver, travailler, renforcer leurs relations aux autres.

L’importance des relations, c’est aussi l’idée que la coopération efficace ne tient pas au fait de disposer de stars et de talents mais de personnes capables de travailler avec intelligence avec les autres. Ce qui fait l’intelligence collective, ce ne sont pas les gens géniaux mais leur capacité à travailler avec ceux qui le sont moins, ce n’est pas d’avoir les meilleurs penseurs mais plutôt des personnes qui ont la volonté, le goût et la capacité de travailler avec d’autres, pour autant qu’ils aient cette orientation vers les autres qui n’est pas un don mais qui se travaille.

L’importance des relations, c’est enfin ce constat que l’opportunité dès le plus jeune âge d’expérimenter la richesse et la variété des relations dans son environnement familial, scolaire et local est plus importante que la richesse pour le développement de ses talents. De quoi remettre en cause les visions traditionnelles des déterminismes sociaux.

Ces principes ont des conséquences concrètes pour les pratiques managériales. Ils conduisent à multiplier et enrichir les opportunités de relations dans le travail courant en favorisant le « coach effect » quand chacun, devenu le coach de l’autre, enrichit son propre développement, quand on met les personnes en situation de formateur parce que c’est la meilleure façon d’apprendre, quand on multiplie les occasions d’apprendre des autres parce que les générations, les compétences et les expériences se rencontrent… Evidemment cela rompt un peu avec l’organisation taylorienne que renforce le télétravail…

La dimension personnelle maintenant. Adam Grant ne fait que réaffirmer l’idée connue depuis longtemps que ce sont les talents eux-mêmes qui se développent. Apprendre conduit toujours à l’inconfort, celui de sortir de ses routines et des sentiers battus. Apprendre ce n’est pas se satisfaire de répéter ce que l’on sait et aime faire, c’est se mettre en situation de dépendance vis-à-vis de celle qui peut vous conseiller ou vous apporter quelque chose, c’est ne pas se réfugier dans le confort du perfectionnisme qui évite d’imaginer d’autres pistes.

Bien évidemment richesse des relations et engagement dans son propre apprentissage vont de pair. Pour en revenir à des figures traditionnelles, rien ne remplace la rencontre de l’élève et du maître quand elle se produit, quand on la chance qu’elle se produise. Il n’y a pire inégalité professionnelle, entre ceux qui ont eu la chance ou non de l’avoir expérimentée. Mais la chance, cela se travaille : les RH devraient y réfléchir, c’est là que se situent leurs thématiques prioritaires.
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[1] Grant, A. Hidden Potential – The science of achieving greater things. Penguin Publishing Group, 2023.

[2] Thévénet, M. Le syndrome de la marmite. www.rhinfo.com, mars 2010.

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