Le vol de six heures du matin vous permet, ce dimanche, de rejoindre la famille après une semaine bien remplie. La veille à l’heure du coucher, la grande compagnie aérienne française qui opère ce vol international vous annonce trois heures de retard. Après enquête auprès des personnels au sol, il s’avère que l’avion arrivé très tard doit respecter un temps de repos pour le personnel et décoller trois heures après l’heure prévue : tant pis pour les projets des cent cinquante passagers, leurs correspondances ou leur propre repos. Evidemment la sécurité est impérative mais n’y avait- il aucune autre solution ? Et un petit mot d’excuse ou une attention pour les passagers n’était-il pas aussi envisageable ? Ce n’était sans doute pas la procédure et, curieusement, personne n’a reçu, cette fois, de questionnaire de satisfaction à remplir à l’arrivée…
Comment envoyer un mail au service d’assistance pour demander de l’aide quand votre ordinateur ne fonctionne plus ? Pourquoi imposer les chaussures de sécurité quand il n’y a aucune charge lourde ? Comment joindre un banquier quand les répondeurs tournent en boucle ? Pourquoi faire du numéro de téléphone de l’entreprise, le secret le plus jalousement gardé ? Comment faire quand votre problème n’apparait jamais de près ou de loin dans la liste des questions les plus fréquemment posées ?
On pourrait multiplier les expériences de consommateurs perdus, méprisés par des entreprises qui ont oublié, sans même parler du sens du client, le minimum de bon sens dans le service rendu. Mais le problème ne se limite pas au client, il concerne tout aussi bien le travail et son organisation quotidienne : incohérence des politiques, règles aberrantes, dépourvues de la moindre logique ou utilité, multiplication des « bullshit jobs » dont personne ne connait l’éventuelle utilité. On connait tous les politiques « zero-dans quelque chose », satisfaisantes pour ceux qui les édictent, mais impraticables voire risibles dans la complexité des situations où elles sont censées s’appliquer ; on connait aussi les procédures jamais appliquées ou exploitées (comme les informations demandées à l’enregistrement d’un bureau d’accueil), voire même les règles contre-productives, comme une bonne part de celles qui cherchent à faire des économies.
Et pourtant le manque de bon sens dans la manière de traiter les clients et les employés semble assez répandu comme le décrit Martin Lindstrom[1]. Son ouvrage est délicieux car chacun se retrouve, comme employé et client, dans les nombreuses situations banales de la vie quotidienne où les organisations et les bipèdes ont perdu toute notion de bon sens. On se rassure en lisant des mésaventures que l’on se croyait - presque coupable - seuls à connaître. Malgré toutes nos technologies, notre art du marketing, nos référentiels, nos normes multiples et notre bienveillance institutionnalisée, nous demeurons imperméables au bon sens.
Même si personne ne revendique une absence de bon sens, il faut s’interroger sur les raisons de l’absence de bon sens. Lindstrom en nomme plusieurs mais on peut en retenir trois principales. La première c’est la politique toujours présente dans les organisations. Chacun utilise sa marge de liberté – toujours plus grande qu’il ne le dit ou que les organisateurs le croient – à développer sa stratégie dans laquelle l’expérience du client ou de l’employé tout comme la performance de l’entreprise n’ont pas le plus souvent une grande importance. La complexité croissante des organisations aux dimensions multiples, l’éloignement des lieux de décision, le poids de la bureaucratie ne font que renforcer le phénomène. Cette politique est même tellement aveuglante que les acteurs en oublient qu’ils sont aussi eux-mêmes consommateurs ou employés.
La deuxième raison concerne la séduction opérée par la bureaucratie. Celle-ci donne aux organisateurs l’impression de tout maîtriser ; ils imaginent de trouver les bonnes organisations, les processus et les règles pertinentes auxquels les autres vont forcément se soumettre et générer ainsi de la performance ; mieux encore, beaucoup de personnes dans les organisations aiment les règles : il leur suffit de les appliquer sans réfléchir pour tenir l’objectif, demeurer dans la norme et espérer une augmentation. Les organisations ne sanctionneront jamais celui ou celle qui applique les règles, quelle que soit l’incongruité de leurs effets et chacun connait des règles imbéciles dont la logique bureaucratique ou réglementaire fait fi du moindre bon sens et de la moindre considération du client ou du salarié : et si on vous a bien prévenu d’attendre l’arrêt du train, voire l’ouverture des portes, avant de descendre d’un train, vous ne trouverez personne pour vous aider quand le retard du TGV vous a fait manquer le dernier TER… A l’existence de ces règles qui concernent 95% des cas, il existe de nombreuses raisons : le problème c’est qu’elles n’ont jamais la finesse de prendre en compte le cas particulier des 5% restants que la faiblesse du nombre réduit à une quantité négligeable.
La troisième raison est le manque d’empathie. Comme si cette vieille règle d’or millénaire de ne jamais faire à l’autre ce que l’on ne voudrait pas qu’on nous fasse avait disparu. L’empathie concerne en particulier cette capacité à ressentir ce qu’expérimente l’autre ; certes on ne peut jamais le faire complètement mais on peut au moins essayer. Sans même parler d’empathie, on peut au moins déjà avoir imaginé la présence de l’autre, son existence. Il y a tellement d’exemples, dans le monde médical mais aussi comme client ou employé où on s’aperçoit que l’autre ne s’est même pas rendu compte que vous existiez. Certains évoqueront l’individualisme ou le singularisme ambiant ; on pourra aussi noter que de moins en moins d’employés rencontrent un client ou un usager et, plus encore, ceux qui en font l’expérience ne sont souvent pas considérés comme les plus importants et les mieux payés.
Si le bon sens ne va pas de soi, il faut aussi admettre que les solutions pour lutter contre son absence demeurent souvent inopérantes. Il existe au moins trois mauvaises solutions. La première c’est de régler les problèmes de la bureaucratie avec encore plus de bureaucratie : puisque le bon sens est défié, on va mettre plus de règles pour le combattre. Si les personnels en contact ne sont pas aimables avec le client ou ne l’écoutent pas, on met en place des règles qui imposent la politesse ou les questions censées prendre en compte le besoin de l’usager : on en arrive à des contacts sans authenticité encore pires que ce qu’ils étaient censés corriger. Dans une version plus moderne de ce « plus ça change, plus c’est la même chose » on décide s’il y a un problème de créer une application…
La deuxième mauvaise solution est la simplification. Plus on veut simplifier, plus c’est complexe, malgré la bonne volonté des simplificateurs. De manière plus subtile, la question de la simplification est toujours un peu démagogique car on dit rarement pour qui on veut simplifier. Inutile de rappeler que le fonctionnement des organisations s’est souvent énormément simplifié pour les institutions mais pas pour leurs usagers ou leurs clients ; quand on simplifie le travail des services administratifs, il n’est pas certain que l’on simplifie le travail des managers de proximité opérationnels…
Lindstrom nous apporte une nouvelle solution pour faire régner le bon sens dans nos organisations, il propose d’y créer un Ministère du Bon Sens. L’argumentation se tient puisque, selon lui, il est difficile pour un employé de l’organisation d’être juge et partie, de détenir une position dans la structure tout en prenant en charge la question du bon sens. Cependant on connait la force des institutions, le souci de tout nouveau titulaire d’une fonction de se créer son territoire, ses procédures et ses KPIs et il est à craindre que le Ministère du Bon Sens tombe très vite dans les travers qu’il est supposé combattre. Mieux encore, l’auteur suggère que le ministre du bon sens travaille à sa propre disparition, à la mise en place de modes de fonctionnement qui rendront inutile sa présence : on a tellement d’exemples dans l’histoire des organisations ou de la vie politique où ces structures provisoires ne travaillent qu’à leur propre survie…
Alors le manque de bon sens est-il inévitable, une fatalité qui a le mérite d’inspirer les écrivains, de Courteline à Lindstrom pour notre plus grand réconfort (passager). Il est certain que si l’on cherche la graine du bon sens, on ne la trouvera jamais mais on peut au moins s’occuper d’améliorer la qualité de la terre avec trois engrais tout-à-fait écologiques.
Le premier c’est la culture de l’entreprise, ces références partagées, plus ou moins consciemment qui doivent toujours rappeler, renforcer, remettre au premier plan ce que l’organisation est censée apporter et faire : avant de s’interroger sur des visions ou de la durabilité, l’organisation devrait toujours en revenir à sa première vertu sociétale, celle de bien faire son métier, cela concerne aussi bien l’expérience du client que le sens du travail de chacun de ses employés.
Le second concerne les salariés eux-mêmes. On peut effectivement les considérer soumis à la pression des règles et des organisations mais c’est trop aisément laisser de côté la liberté que chacun peut toujours exercer dans quelque organisation que ce soit, pour faire son travail de manière plus ou moins correcte, avec plus ou moins de bon sens. L’observation des organisations montre que cette liberté se prend et, même si la bureaucratie n’aide pas toujours, on ne peut pas éluder la question de la responsabilité de chacun dans la manière de faire son travail : le travail ça s’apprend aussi.
Le troisième est plus concret et immédiat. On en oublie d’autant plus le bon sens que l’on ne va plus sur le terrain, on ne rencontre plus les clients, on ne les écoute pas, on ne voit plus les salariés. Pire même, on croit le faire parce que l’on a des avis sur les réseaux sociaux ou de pseudo-enquêtes de satisfaction. Le seul principe actif de ce dernier engrais risque d’être tout simplement … l’exemplarité.
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[1] Lindstrom, M. The Ministry of Common Sense. Nicholas Brealy Publishing, 2021.
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