Les grandes menaces actuelles - géopolitique, écologique, technologique et éthique – conduisent légitimement à s’interroger sur nos organisations et sur les hypothèses implicites de leur gestion. Sans forcément nous donner des solutions, ces réflexions nous invitent à poser de bonnes questions. Deux publications récentes alimentent la réflexion en pointant notre tendance à toujours vouloir accélérer et optimiser. 

L’accélération de nos sociétés, surtout de nos manières de vivre et de gérer, est un constat déjà ancien du sociologue H. Rosa[1] dont la solution proposée est la résonance avec le monde qui nous entoure et cela vaut pour les sociétés, les organisations, comme les personnes. Mais le dernier petit opuscule de H. Rosa suggère que cette accélération, contemporaine du triomphe d’une vision instrumentalisée de notre rapport, l’est aussi de l’effacement de la religion qui permettait, avec ses textes, croyances et rites, de fournir une capacité à entrer en résonance avec le monde.

Au même moment Coco Krumme[2], une mathématicienne appliquée, doctoresse du MIT, nous alerte sur le fait que l’optimisation n’est plus seulement une notion mathématique consistant à chercher les maximums d’une fonction dont les variables peuvent être soumises à des contraintes : elle est aussi devenue une manière, presque unique, d’aborder le monde.

Ces deux phénomènes, selon leurs auteurs ont en commun de constituer des pièges puisqu’il est difficile d’en sortir : l’accélération force à accélérer toujours plus de peur de tomber ; quant à l’optimisation, ses excès conduisent à deux impasses, celle de chercher à optimiser encore plus et celle de sortir du jeu de l’optimisation mais pour aller où et selon quelles références ?

Ces questions passionnantes, mais apparemment abstraites, concernent aussi la manière de gérer l’humain dans les organisations. Rosa pointe le principe d’accélération de nos sociétés, de nos modes de vie et de nos comportements, nous conduisant à aller de plus en plus vite pour ne pas tomber. Cela ne correspond pas seulement à l’évolution des marchés, au rythme de gestion des produits, à celui de l’émergence et de l’obsolescence des technologies ; cela concerne aussi nos manières de gérer les questions humaines.

Prenons quatre illustrations. La première est celle de l’accélération des modes, de l’émergence et de la disparition d’idées, nouvelles seulement pour ceux qui les découvrent ; le rythme des modes grandit, comme la recherche effrénée de solutions nouvelles à des problèmes que l’on n’ose regarder comme anciens. La deuxième concerne la gestion des carrières et des compétences : il devient rare de trouver une gestion à long terme et les compétences ripolinées en talents doivent être prêtes à l’emploi. Les jeunes diplômés n’ont plus le temps de prendre confiance en eux en complétant sur le terrain leur formation dans des postes d’apprentissage ; ils doivent aujourd’hui être immédiatement efficaces pour espérer demeurer dans le radar de la gestion des talents et poursuivre une carrière à plus long terme : dès l’école les stratégies des étudiants s’affinent pour construire des parcours académiques et professionnels cohérents qui accéléreront leur démarrage de carrière.

La troisième illustration d’accélération concerne les évolutions des organisations quand le rythme des réorganisations s’accélère au point de troquer les éventuels effets pervers de la stabilisation contre ceux, bien réels, d’une culture du flou et du désordre dont Rosa pointe quelques effets pervers sur le plan psychosocial. La quatrième illustration se trouve chez les salariés eux-mêmes quand ils ne gèrent plus leur carrière et leur développement professionnel en fonction de leurs accomplissements ou de leurs goûts mais de normes supposées du temps managérialement correct pour demeurer dans un même poste ; je n’évoque même pas l’horreur absolue que représente pour de jeunes professionnels l’idée de rester au même poste ou dans les mêmes fonctions.

L’accélération est un phénomène universel et il est vain de n’en critiquer que les organisations ou le management, tout comme d’ailleurs cette tendance à vouloir tout optimiser, comme le développe C. Krumme. Là encore, les illustrations en matière de gestion des personnes sont nombreuses. C’est aussi un domaine où l’optimisation devient un principe, voire une valeur première. Quatre illustrations là encore. La première est évidente : l’optimisation est le maître mot de l’organisation du travail taylorienne quand la technicité de l’organisateur permet de découper une activité en tâches élémentaires permettant d’éviter les pertes de temps puis d’en assurer la meilleure combinaison possible : et l’optimisation permet alors de générer de la performance avec peu de dépendance vis-à-vis des personnes.

La deuxième illustration est évidemment dans l’activité de base des RH, le staffing, surtout à une époque où le temps de travail parait la seule unité possible d’en donner la mesure. Dans toutes les activités où la charge de travail ne peut être lissée dans le temps (restauration, activités saisonnières, etc.), on connait cet impératif d’optimisation. Mieux encore, il semble que les pratiques de gestion aient intégré un sens de l’optimisation certain en supprimant la variable d’âge et en faisant comme si tous les salariés, entre 25 et 55 ans, pouvaient être considérés sans considération de cette variable : à la collectivité de prendre en charge les moins de 25 ans et les seniors, au profit d’une gestion des ressources humaines optimisée.

La troisième illustration concerne le droit du travail. Avec un code du travail d’une telle densité, la gestion des ressources humaines se transforme souvent en gestion du risque juridique en oubliant ce qui fait l’expérience et le projet du travail au profit de l’optimisation des risques pour les parties : le jeu sur les périodes d’essai ou les opportunités de ruptures conventionnelles en témoignent. Quant à la quatrième illustration nous la trouverons dans la gestion des rémunérations où l’on cherche depuis longtemps le moyen d’optimiser les multiples composantes possibles d’une rétribution directe et indirecte, fixe et variable, immédiate et différée pour renforcer l’effet motivateur de la rétribution.

Dans des registres différents, Rosa et Krumme abordent finalement la même question, celle des moteurs de nos modes de fonctionnement dont on mesure aujourd’hui les impasses, les dangers, la nocivité parfois. Mais encore faut-il savoir pourquoi accélération et optimisation nous séduisent. Il existe deux raisons majeures. La première, c’est qu’accélération et optimisation semblent porter du sens : la valorisation du mouvement et de la vitesse d’un côté et l’efficience dans l’autre. L’accélération et l’optimisation donnent plus et la personne humaine veut toujours plus. A l’accélération on peut d’ailleurs opposer les défauts de l’immobilisme et du refus du progrès, à l’optimisation on opposera le gâchis et la perte. Accélération et optimisation donnent plus mais, mieux encore, elles donnent l’impression à la personne de tout maîtriser, de générer de l’efficience en dictant le tempo. En un mot elles flattent l’orgueil humain de toujours faire mieux et plus vite.

Le problème, c’est qu’accélération et optimisation montrent leurs limites. Pour Rosa, l’accélération pourrait expliquer la difficulté de vivre avec ses symptômes psychologiques ; quant à l’optimisation et son illusion de tout maîtriser et prévoir, elle rencontre régulièrement le cygne noir de l’inattendu comme les drames de l’actualité nous le rappellent régulièrement.

L’accélération et l’optimisation montrent leurs limites. Tout simplement parce qu’elles présument que la personne peut tout maîtriser, et c’est évidemment une illusion (pour reprendre le titre de l’ouvrage de Krumme) depuis l’aube des temps. Coco Krumme décrit en détail toutes les limites de notre manière optimisée (on pourrait rajouter naïvement optimiste) de voir le monde. Elle souligne par exemple que la recherche de l’optimum conduit à des systèmes que les utilisateurs ne comprennent plus, à des algorithmes devenus non-maîtrisables, comme c’est parfois le cas dans les organisations sans cesse renouvelées ou les systèmes de gestion des compétences compris seulement par ceux qui les ont conçus, mais incompréhensibles pour leurs successeurs. A tout vouloir optimiser, on réduit le monde à un nombre limité de variables, suffisamment important pour ne pas caricaturer la réalité mas trop grand non plus car tout deviendrait ingérable (comme on le voit dans les systèmes d’évaluation des performances). Mais ces variables ne peuvent jamais représenter la totalité de la réalité dans toutes ses possibilités et l’inattendu survient, remettant en cause l’esthétique lisse des modèles.

Rosa et Krumme se rejoignent en pointant l’impasse proposée par l’accélération et l’optimisation : dans le premier cas, la survie semble être dans l’accélération de l’accélération et dans le second cas, on optimise encore plus pour pallier les limites de l’optimisation. C’est ce que montrent les velléités de simplification qui, dans le droit du travail ou les systèmes d’organisation ou de gestion des ressources humaines conduisent généralement à encore plus de complexité. 

Les auteurs se rejoignent aussi en suggérant qu’accélération et optimisation suscitent une vision de la vie en système clos : c’est pour Rosa le système clos de la roue dans laquelle tourne le hamster et pour Krumme, celui d’un nombre de variables fixé et maîtrisé. Ainsi, pour l’un et l’autre, la seule piste d’ouverture consisterait à prendre en compte d’autres dimensions de l’existence, celles qui n’entrent pas dans les modèles, en faisant référence à l’intemporel, à l’invisible au spirituel, à ce qu’apportent finalement les religions, comme disent Rosa et Krumme mais, que le lecteur se rassure, les deux auteurs affirment bien qu’ils ne sont évidemment pas religieux.
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[1] Rosa, H. Pourquoi la démocratie a besoin de la religion. Editions La Découverte, 2023.

[2] Krumme, C. Optimal Illusions. Penguin Random House, 2023.

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