Les derniers étaient les premiers. C’était au début d’une pandémie inattendue remettant en cause en quelques jours, toutes les évidences d’une vie sociale confortable, prévisible et maîtrisée. Les derniers étaient devenus les premiers, les casserolades sur les balcons honoraient les soignants et, plus largement les salariés en première ligne qui permettaient à la vie, même confinée, de continuer : on rendait hommage aux caissiers de supermarché, aux éboueuses, aux ouvriers de l’agroalimentaire et autres routières ou aides-soignants parce qu’il était évident à tous que l’on ne pouvait pas vivre sans eux.

Tout cela, c’est du passé ; on en est revenu à la normale, les télétravailleurs oublient de remercier les livreurs de leurs produits commandés en charentaise, les managers d’en haut continuent de faire les stratèges sans considération pour la première ligne et quant à la deuxième, elle est revenue à son addiction au reporting et au process. L’attention pour les derniers s’est évaporée, les premiers sont redevenus premiers.

Pourtant on ne manque pas d’arguments pour que les derniers soient premiers, avant même la réalisation de toute prophétie évangélique[1]. Dans la vie quotidienne, tout le monde a pris la mesure dans un magasin, un hôpital, une administration ou une entreprise de l’importance des agents de première ligne que le statut et la rémunération classent le plus souvent parmi les derniers. Ce sont eux qui rendent les choses vivables, ils ont le pouvoir de faire en sorte que les règles aident les clients ou qu’elles les méprisent. Et dans des périodes difficiles, quand chacun retrouve l’impératif de satisfaire ses besoins les plus primaires, on imagine que la qualité d’un service et d’un produit prenne encore plus d’importance.

Mieux encore, ce sont souvent ces « derniers » qui sont en position, selon qu’ils le décident ou non, de créer de la performance ; on en voit l’illustration dans la vente et le service, dans tous les emplois de proximité, dans tous les métiers de jointure, à la frontière de différents processus quand des agents, apparemment sans valeur ajoutée mesurable, servent tout simplement à ce que les interactions, les liaisons, les articulations se passent bien. Comme l’ont montré Hamel et Zanini[2], les bonnes stratégies ne suffisent plus pour répondre aux impératifs de transformations profondes et urgentes ; encore faut-il que les personnes, à tout niveau, prennent sur elles pour imaginer des modes de coopération efficaces pour que s’opèrent les transformations. Les derniers devraient bien être les premiers, c’est-à-dire l’objet de la plus grande attention de la part des managers d’en haut, ceux qui stratégisent, décisionnent et co-construisent avec eux-mêmes les visions que l’intendance n’aurait plus qu’à suivre.

Force est de constater que les derniers restent les derniers. C’est le thème sous-jacent d’un récent article[3] qui pointe le coût et les effets délétères de négliger les derniers. Les auteurs pointent trois erreurs des entreprises, ou plutôt des managers d’en haut, vis-à-vis des derniers, ces opérateurs souvent en première ligne, avec peu de salaire et de qualification parfois.

La première erreur est médiatique. Elle consiste à croire ce que disent les journalistes, les sociologues ou les politiciens sur le travail ; en parlant du travail au singulier ils donnent une vision déformée de la réalité, comme si tout le monde avait perdu le sens du travail, voulait télétravailler et zapper en matière d’emploi ; le plus souvent, comme tous les idéologues, ils projettent leurs propres idées et sentiments personnels sur l’ensemble du monde du travail. On s’habitue alors avec complaisance à l’idée que les derniers connaissent forcément un fort turn-over, qu’ils n’ont pas une grande motivation et qu’il est donc inefficace de s’y intéresser. Il faut dire que les discours sur le travail semblent concerner surtout les cols blancs, ceux qui peuvent télétravailler, les graines de jeunes talents, comme si ces populations étaient représentatives de la population active…

La deuxième erreur est théorique. Elle consiste à ne pas observer la réalité et à se satisfaire des présupposés précédemment décrits. Ainsi les employeurs ne se rendent pas compte, selon les auteurs, que le turn-over est moins important qu’ils le croient ; ils sous-estiment le désir de beaucoup de salariés, de rester dans leur emploi actuel. Ils ne comprennent pas que souvent le turn-over est la conséquence d’un mauvais management plutôt que la soumission à une tendance sociologique dominante. En réalité la plupart des personnes ne veulent pas autant bouger que l’idéologie du moment voudrait nous le laisser croire. Les employeurs sous-estiment aussi l’importance de la localisation et de la stabilité ; si la localisation de l’emploi est satisfaisante, on ne cherche pas tellement à bouger surtout dans l’état actuel des prix du transport.

Mieux encore, quand on a un petit salaire, on mesure différemment le coût d’opportunité du changement : comme disait ma grand-mère avant chaque élection, on sait ce que l’on a, on ne sait pas ce qu’on aura… Et sans doute la plus forte et ennuyeuse faute théorique consiste à minimiser l’attachement des personnes à leur lieu et organisation de travail ; pour avoir il y a longtemps, travaillé sur l’implication des personnels d’exécution, c’est souvent le premier péché managérial que d’occulter cet attachement parfois plus fort que celui de catégories d’employés de niveau de qualification supérieur : il suffit d’écouter comment les gens parlent de leur entreprise à l’extérieur, ils en ont souvent une meilleure opinion que ce que croient les managers d’en haut.

La troisième erreur est la conséquence de la précédente, c’est l’erreur pratique, le fait que le management dans son ensemble, mais surtout les managers d’en haut, sont peu pro-actifs vis-à-vis de ces populations de salariés. D’une part, il ne prend généralement pas la mesure de ce que beaucoup des emplois abandonnés aux « derniers » peuvent avoir un impact majeur sur la performance de l’entreprise, en limitant leur approche des talents aux jeunes membres potentiels d’un comité exécutif dans le futur. S’ils prenaient conscience des mines de performance potentielles que constituent les « derniers », ils se préoccuperaient plus de leur recrutement, de leur rémunération, de leur management au quotidien, des tâches de base de gestion des ressources humaines, certes moins spectaculaires que le bien-être, l’égalité et la responsabilité environnementale.

Le management ne prend pas plus d’initiative vis-à-vis de la carrière des « derniers », en attendant sans doute de réagir aux demandes éventuelles de leur part. Mais le plus souvent, les « derniers » ne savent pas, ne peuvent pas, n’ont pas appris à oser réfléchir en termes de carrière et de progression : cela ne signifie pas qu’ils n’en veulent pas. En fait, le management n’imagine pas que gérer ces personnes, ne consiste pas seulement à prescrire, contrôler et répondre aux revendications mais plutôt accompagner, susciter, aider à développer : être taylorien n’est pas qu’une position en matière d’organisation du travail, c’est aussi une attitude vis-à-vis des personnes, à quelque niveau qu’elles se situent.

Les derniers resteront les derniers si les pratiques managériales ne changent pas, mais encore faut-il donner quelques pistes pour ce faire, au-delà des convictions et des vœux pieux, des pistes que l’on pourrait résumer sous l’acronyme de la GPA.

La première est celle du G de la gestion. Il serait peut-être temps que les managers soient des gestionnaires. En ce qui concerne les personnes, en particulier celles de première ligne, ou considérées comme les dernières dans cette chronique, cela consisterait déjà à repérer le coût de ne pas s’en occuper, d’accepter le turn-over ; ce n’est pas parce que le recrutement a fait des progrès en permettant de cibler rapidement des gens intéressants sur les réseaux sociaux qu’il n’y a pas un coût à leur apprentissage, à la gestion de leur remplacement. Le gestionnaire prend soin des ressources : il ne se satisfait pas d’une administration fataliste des personnes et de leurs mouvements, il essaie de voir en quoi ces personnes pourraient être utiles à l’entreprise tout en se développant elles-mêmes. Le gestionnaire ne gaspillerait pas les ressources d’engagement et d’attachement, toujours plus grande que ce qu’il croit ou ce dont il estime avoir besoin.

La deuxième piste est celle du P de la proximité. Ces salariés ont besoin de proximité de la part de leurs managers et des services des RH. Il ne suffit pas d’avoir des politiques affichables dans n’importe quel audit ou procédure de certification, encore faut-il qu’une certaine proximité permette aux personnes de découvrir des opportunités de développement, de parcours professionnel, de formation. La proximité n’est pas que la mesure d’une distance, c’est aussi la mise en œuvre de démarches proactives, de mentoring par exemple. La proximité, c’est aussi une exigence d’exemplarité : on ne voit pas pourquoi des managers s’engageraient dans la proximité avec leurs équipes si ce n’est pas le cas dans les échelons supérieurs de l’organisation.

La troisième piste, c’est le A de l’attention, ce qui est à la fois le plus simple et le plus difficile, le plus simple parce que cela ne demande ni temps, ni moyens, le plus difficile, parce que cela ne dépend que de la volonté de chacun. L’attention, c’est déjà regarder la personne en la saluant, écouter ce qu’elle dit, voire lui poser des questions, ce qui est une première marque d’intérêt. L’attention, c’est aussi se préoccuper de ce que ces personnes vivent, leurs difficultés dans l’existence quotidienne, que ce soit les transports pour rejoindre le lieu de travail, les situations familiales, les problèmes d’endettement, etc. Enfin, l’attention, c’est se poser toujours la question de la manière dont l’entreprise peut être plus responsable vis-à-vis de ces personnes : certes, c’est moins spectaculaire que les indicateurs ESG mais cela correspond sans doute mieux à ce qui constitue la responsabilité sociale de l’entreprise.
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[1] L’évangile est un écrit qui relate la vie et l’enseignement de Jésus-Christ. Les derniers et les premiers se situa dans l’Evangile de Matthieu (20,16)

[2] Hamel, G, Zanini, M. Humanocratie. Diateino, 2021.

[3] Fuller, J, Raman, M. The High Cost of Neglecting Low-Wage Workers. Harvard Business Review, May-June 2023.

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