Sous prétexte de gagner du temps, la réduction du langage a induit un mal-être relationnel chez la personne impossible à détecter car non identifié.
La réduction du langage ampute la relation
Au guichet d’une administration, s’épancher sur son retard est désormais impossible. L’agent ne vous répondra pas. Il a été formé pour réagir à des questions objectives de type : « Avez-vous la lettre de la Sécurité Sociale qui définit vos droits » ? Autre exemple, quand on téléphone à une société prestataire de services et que l’on a déjà rencontré la personne à l’accueil, la politesse voudrait qu’on lui demande d’emblée comment elle va. A cette question elle répondra : « Quel est l’objet de votre requête ? »
La partie subjective de la relation, celle qui est censée ne servir « à rien » est gommée, effacée afin de gagner du temps. Du temps productif est mis en réserve, pour l’utiliser à nouveau en temps productif. Cette récolte temporelle ira accroître le rendement de l’entité. Elle ne servira ni au récepteur, usager, client ou patient, ni à l’émetteur, employé, cadre ou agent.
Dorénavant, les circonvolutions verbales semblent être réservées aux commerciaux, dont l’action sur le terrain est désormais en concurrence avec des reporting de type « Sale Force » réputés accroître la rentabilité de l’entreprise ou de l’association. La contribution de l’humain est reléguée au second plan, comme si elle n’avait pas d’importance.
L’objectivation des ressources humaines ignore la personne
Derrière le « rien » il y a tout. Tout ce que l’on aimerait dire, répondre, contester ou approuver. Tout ce qui constitue l’identité de la personne au travail, la satisfaction de ses besoins fondamentaux qui s’expriment déjà dans sa relation avec autrui. On pourrait penser qu’un pilotage individuel de la ressource humaine nécessiterait un investissement disproportionné dans la durée. Le temps du manager, le temps du collaborateur sont des temps pris sur celui de la production à réaliser.
Cependant, d’autres solutions existent. Notamment lors du recrutement, la rencontre est propice à découvrir chez la personne et avec son accord, ce qui contribuera à la pérennité de son emploi. Aussi, le manager pourrait être attentif à la « bonne santé mentale » de son collaborateur, afin de générer avec lui le cas échéant, un dialogue sur les raisons profondes de la non-satisfaction éventuelle de ses besoins primaux. Intervenir avant que la limite de ce que le salarié peut supporter ne soit dépassée, serait moins coûteux pour l’entreprise tant sur le plan humain que sur le plan financier.
Il faut croire qu’on ne sait pas faire. Alors, l’entreprise objectivera la prise en compte des individus avec de nouveaux concepts ; pour exemple, le parcours collaborateur, ou la marque employeur.
Ces abstractions produiront un bénéfice rationnel jusque-là non réalisé. En ce qui concerne le parcours collaborateur, l’apport du concept sera de valoriser l’évolution de la carrière et de son devenir dans l’entité. L’aménagement de l’artefact rationalisera les éléments contributifs à la progression de la personne suivant un ordre logique, celui de la compétence. Cependant, questionnera-t-il sur ses propensions (envies satisfaites, contrariées ou choix par défaut) à décider de ses orientations ? De ce qui fait son intime qui, s’il n’est pas alimenté, tôt ou tard se transformera en difficulté à vivre un travail dans lequel elle pense s’épanouir et où la rémunération lui convient ? Il n’y a pas de raison objective à devenir victime d’un RPS quand « tout » va bien !
La marque employeur réalise un pas en avant important dans la mise en perspective de l’image affichée par l’entreprise avec la faculté de l’individu à adhérer à sa culture et à ses valeurs. Elle peut aussi participer à améliorer la représentation de son métier par rapport à d’autres structures. Cependant, interroge-t-elle sur les situations de travail dont les conditions ne sont plus requises pour que l’individu puisse vivre au quotidien les valeurs déclarées par l’entité ? Tel est le cas quand la qualité de l’interrelation avec les collègues ou le manager se détériore. Cette situation n’apportera plus les éléments nécessaires à l’individu pour qu’il atteigne le résultat requis.
La prise en compte de la subjectivité de la personne modifie la nature de l’interrelation au travail. Elle se révèle comme un des facteurs incontournables de sa performance.
La subjectivité de la personne est considérée comme un élément de perturbation
Cette affirmation non démontrée est facilitée par un paradigme récent, la subjectivité des individus serait évaluée plutôt tel un facteur de perturbation de l’efficacité de l’entité. Désormais, l’intelligence artificielle apparaîtrait comme la plus adaptée à prendre des décisions rationnelles et objectives. Ainsi, on l’alimentera au quotidien (ou deep learning) avec des informations qui auraient pu être distribuées aux individus afin qu’ils enrichissent leurs pensées et leurs actions.
Certaines organisations du travail ont pris le chemin de l’entreprise apprenante. Ce qui est un réel atout pour la progression professionnelle de la personne. Une des rares questions à leur poser serait celle du temps laissé vacant pour que l’individu puisse se ressourcer en faisant le vide de son mode de fonctionnement. Car il faut du temps pour être créatif. L’errance de l’esprit est une des conditions sine qua none pour que l’on se ressource. Permet-on de libérer un espace vide de contraintes sans lequel toute créativité est vouée à l’échec ? La logique de performance donne-t-elle le temps nécessaire à la déconstruction de l’esprit pour qu’il se réinvente ?
Ainsi des organisations apprenantes ne comprennent pas la raison pour laquelle certains de leurs salariés démissionnent ou déclenchent un burn-out. Pourtant, tout est mis en œuvre pour leur satisfaction au travail…
Comment dans ces conditions Etre qui l’on est ?
La non-réalisation de l’Etre dans les entités pourrait sans doute apporter un élément d’explication au désengagement partiel des salariés qui ne font plus que ce pour quoi ils sont rémunérés. Ou à la désaffection des jeunes générations pour lesquelles l’espoir de s’épanouir au travail n’appartient plus à leurs motivations. La fusion intergénérationnelle entre retraités, salariés et étudiants lors des récentes manifestations contre la réforme des retraites, mériterait l’analyse sociologique approfondie d’un refus partagé à donner du temps de vie contre une rémunération qui ne le compensera pas.
Le comportement des individus est lourd de sens dans une société qui ignore de plus en plus la personne. Une société qui a multiplié les sources d’information sur chaque individu. Les « applications covid » ont réussi là où le « dossier médical partagé » ou le « carnet de santé » avaient échoué. Les données de la santé peuvent désormais être fusionnées avec celles de l’Etat Civil, du travail ou des comportements de consommation. Que reste-t-il de la liberté individuelle, valeur constitutionnelle de la déclaration universelle des droits de l’homme ? Comment peut-elle s’exprimer au travail, à l’hôpital, ou en faisant ses courses au supermarché ?
Il resterait une pratique clé, l’art du langage : celui de la discussion discursive, du débat contradictoire, et de la dialectique relationnelle. Cet art du langage est aussi celui de la richesse des mots. Sait-on qu’un correcteur orthographique connu pour la pertinence de son dictionnaire propose désormais de mettre un « e » à « Général » de Gaulle ?
Un langage spolié par les neurosciences
Les neurosciences se sont infiltrées dans bien des domaines. Sans que la liste soit exhaustive, on peut citer ceux des politiques publiques, de l’économie, du monde du travail, de la consommation ou des médias. L’objectif poursuivi est simple, créer un stimulus de pensée chez l’interlocuteur qui impulsera un comportement attendu. L’intention de l'émetteur n’étant pas dévoilée, sa technique sera celle de la manipulation : afficher les moyens à atteindre et pas le but poursuivi. Un grand nombre de pratiques en provenance des neurosciences a fait ses preuves auprès du public et une encyclopédie ne suffirait sans doute pas à les répertorier toutes !
Parmi les techniques les plus utilisées, celle de la « prémisse dialectique ». Affirmation non démontrée placée au début d’une déclaration, elle construira le discours qui s’ensuivra à partir d’une réalité qui se superpose à celle vécue par la personne. Pour exemple, « La foule n’est pas légitime ». Cette phrase appartient à une vision subjective avec laquelle on n’est pas forcément d’accord. Ne pas la contredire revient à l’accepter nonobstant les exemples de l’histoire. Pour preuve, en 1789 la légitimité de la foule qui a pris la Bastille a généré la République. Reprise par les médias, la prémisse dialectique imposera à ceux qui l’écoutent une réalité qui deviendra vraie à force de répétitions.
Autre phénomène, l’alternative illusoire. Elle propose un choix entre deux options sans que les autres possibilités soient évoquées. Parmi les plus célèbres, « Vous pouvez soit vous faire vacciner et conserver votre liberté d’aller et venir soit ne pas vous faire vacciner et perdre cette liberté ». Dans les deux cas, il n’existe pas d’autre panel de choix que le dilemme imposé. En Allemagne, le gouvernement a choisi de tabler sur la responsabilité des citoyens pour se faire vacciner. En Israël, les gens ont suivi spontanément leur dirigeant dans lequel ils avaient confiance.
On pourrait aussi évoquer les multiples techniques de la Programmation Neuro linguistique. Parmi les méthodes les plus utilisées, on pointera la transformation du besoin en envie. Les grands comptes de la distribution alimentaire connaissent bien ce procédé. Pour exemple, une publicité télévisée raconte l’histoire de deux jeunes gens qui, les bras chargés d’un sac en papier rempli de provisions, tombent amoureux l’un de l’autre devant une grande enseigne de distribution alimentaire. Leur sentiment d’amour est associé à l’acte d’achat au magasin. L’objectif de la publicité est de créer un stimuli action entre une émotion et un comportement que celle-ci suscitera. Le cerveau du raisonnement et de la connaissance sera shunté. La personne passera directement du cerveau ancestral (celui des besoins primaires) au cerveau de la décision (les lobes frontaux). Du besoin suscité à la décision, l’effet sera garanti !
Pour terminer ce court exposé, on ne peut passer outre les mots flous du langage hypnotique, créé par Milton Erickson pour faciliter les verbalisations en thérapie brève. Chacun est libre d’associer son propre signifié au mot signifiant proposé. Le résultat sera probant. Une multitude de personnes aux visions subjectives différentes donnera raison à l’individu qui aura prononcé le mot signifiant sans qu’il ait proposé un sens plutôt qu’un autre. Le procédé est (presque) magique : tous seront mis d’accord sans en avoir débattu, toutes visions opposées confondues. La politique, l’entreprise ou le monde de la publicité pratiquent avec aisance ce mode de (non) communication.
Oser changer l’aiguillage de la pensée et réinventer ensemble la façon de communiquer
Personne n’oblige personne à réduire son langage ni à atrophier sa pensée, sinon des usages répandus dans les entités et la crainte certaine d’une sanction pas même suggérée. Parmi les moteurs du comportement, le « pas de vague », la peur de la différence, ou le désir d’éviter les conflits ont impulsé des attitudes qui à force de répétition se sont ancrées dans les pratiques quotidiennes. Celles-ci ont transformé la nature des interrelations qui sont les seuls facteurs de construction ou de rupture de la forme de la communication.
Une solution apparaîtrait simple : changer son comportement pour modifier son mode de communication et établir avec l’autre un dialogue réel. Le comportement n’est pas l’Etre. Il n’est que la résultante d’une situation dont l’interprétation s’est forgée par la fréquence d’une « rengaine ».
Selon la psychologie cognitive, les modes de compréhension de chacun ont été incorporés grâce (à cause) d’habitudes de comportement. Changer un élément dans son mode de fonctionnement relationnel pourrait apporter bien des surprises. Il s’agira de modifier un mot ou un geste ; ou de questionner plutôt qu’affirmer. Et pour cela, de se saisir d’un moment où son intervention apparaîtra pertinente. Ces « effets papillon » seront susceptibles de générer une déconstruction reconstruction puissante de la relation entre les interlocuteurs.
Le principe d’orientation de la communication est simple, si un élément de la situation change, tout change. L’acquis de compréhension sera bousculé par l’émergence d’une pensée nouvelle élaborée ensemble, dont la nature sera fondamentalement celle de l’influence réciproque. Chacun restera libre de se saisir ou pas de l’occurrence suscitée.
La nature de la communication créée les propriétés de la relation entre des Sujets en situation. Chacun demeurera libre en conscience d’adhérer ou pas à une autre façon de penser et d’agir qu’il aura lui-même contribué à fabriquer.
Pour mieux vivre ensemble, au travail, en société, changer la finalité de la relation en réinventant en commun l’aiguillage de la communication ressort de la volonté de mettre en place une stratégie d’influence. C’est une proposition pas un stimuli action. Là est toute la différence avec la manipulation qui affiche des objectifs à mettre en œuvre sans en dévoiler l’intention.
Les paris sont ouverts. Osera-t-on parier sur un échange devenu incertain et dont les modes de communication auront été bousculés par un comportement différent ?
Osera-t-on Etre qui on est ?
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