Le sigle - pas l’acronyme - BAV ne fait pas référence à une nouvelle sorte de brigade anti-émeute ou à une création journalistique. Ce n’est qu’une manière d’exprimer un symptôme largement répandu chez les bipèdes en général, et les managers en particulier. Il s’agit de la Boule Au Ventre, qui vous a certainement accompagné au moment d’aller au travail, avant une rencontre professionnelle ou une réunion, le lundi matin ou au retour des vacances. Cette impression désagréable mêlant peur, appréhension, angoisse, culpabilité et/ou auto-dénigrement, vous la ressentiez déjà enfant en allant à l’école, voire aux activités auxquelles vous deviez participer pour le plus grand plaisir … de vos parents. Mais vous pensiez à l’époque que cela passerait avec l’âge, une fois rejoint le monde des adultes sereins et forts, fermes et assurés devant les choix de l’existence et les surprises de la vie.
Certes les relectures de votre vie professionnelle vous ont appris que les moments les plus formateurs et fondateurs, ceux qui expliquent le mieux vos succès, n’ont souvent pas été très agréables à l’époque où ils étaient vécus ; ils s’accompagnaient de BAV, la plupart du temps. On vous a raconté aussi l’histoire de cette jeune actrice affirmant fièrement à la grande Sarah Bernhardt, décédée il y a juste un siècle, qu’elle avait déjà joué plusieurs fois et n’avait même plus le trac ; Sarah Bernhardt lui aurait répondu « ne vous inquiétez pas, ma petite, le trac cela vous viendra avec le talent… ». Mais ces vrais morceaux de sagesse ne suffisent pas à calmer la BAV.
Alors faisons une troisième tentative, en rappelant une réalité qui ne vous enlèvera pas l’anxiété et la BAV mais vous permettra peut-être de mieux la vivre : la BAV, tout le monde l’a connu, la vit régulièrement et fous seraient ceux qui s’imagineraient en être épargnés une fois atteint le paradis illusoire de la retraite…
La BAV, cela concerne tout le monde, c’est comme le syndrome de l’imposteur, cette impression de ne devoir ses réussites qu’à la chance ou aux autres mais jamais à soi-même, ce sentiment de ne pas être à la hauteur des attentes ou des espérances des autres, cette culpabilité de croire duper ceux qui vous reconnaissent des vertus ou qualités dont vous ne disposez évidemment pas.
La BAV, cela concerne tout le monde, c’est comme ces moments de grand vide ou d’acédie, quand on n’a plus de goût, que le quotidien paraît aussi fade que vide le futur, quand on se laisse aller à réclamer du sens parce que c’est la seule justification qui sonne « managérialement correcte ».
Savoir que la BAV est largement partagée dans l’exercice managérial peut consoler et rassurer, tout comme peut le faire aussi un peu de réflexion et de raisonnement autour des causes partagées de cette BAV, des biais qui en renforcent les effets délétères mais aussi des solutions pour tenter de les dépasser si le sentiment d’être comme tout le monde ne suffit pas à réconforter.
Pourquoi la BAV
Il y a six bonnes raisons d’avoir la BAV quand on est manager.
La première c’est que beaucoup n’ont pas voulu être manager mais la fonction est vite apparue comme le seul moyen de progresser, de gagner un peu plus, de ne pas paraître idiot et d’éviter de se mettre hors du jeu en refusant.
La deuxième raison d’avoir la BAV c’est que le manager est toujours la personne du milieu, avec quelqu’un en-dessus et quelqu’un en-dessous et il faut exister entre les deux, être le jambon du sandwich plutôt que la limaille entre le marteau et l’enclume. Etre trop près de l’un vous élimine aux yeux de l’autre.
La troisième raison c’est que les salariés ou les contempteurs du travail et les dirigeants se rejoignent sur un point : les managers sont la cause et la solution de tous les problèmes. Avec un bon management il ne saurait y avoir de problème et si les managers se faisaient leur travail et mettaient en œuvre les solutions, tout irait bien.
La quatrième raison, c’est que manager, c’est interagir avec les bipèdes, avec l’objectif de réaliser quelque chose ensemble. Non seulement la relation avec les bipèdes ne va pas de soi, depuis Caïn et Abel, mais plus encore quand il s’agit de faire quelque chose ensemble. Les personnes – il suffit de se regarder avec un peu d’honnêteté - sont difficiles, souvent ingrates, pas toujours positives et rarement aussi bienveillantes qu’elles ne l’exigent des autres. Et c’est au manager de s’en occuper !
La cinquième raison c’est que si manager c’est tenter d’accomplir quelque chose à plusieurs, le projet en question n’est pas toujours enthousiasmant, il ne correspond pas toujours à ses propres valeurs, ou à la construction du monde idéal dont on rêve.
La sixième et provisoirement dernière raison, c’est que cette BAV doit être gardée pour soi, cachée, jamais admise au grand jour : certains pourraient en profiter, s’en servir pour agir contre vous dans ce monde politique que constituent les institutions.
Les biais
Les raisons d’avoir la BAV ne suffisent pas à en éliminer le poison. Celui-ci vient souvent de la manière dont on vit les choses, dont on façonne consciencieusement sa BAV. Dans un article récent[1], l’auteur de The Anxious Achiever : Turn Your Biggest Fears Into your Leadership Superpower[2], liste les principaux biais qui guettent les anxieux ainsi que quelques moyens pour tenter de les dépasser ou d’en éviter les effets trop délétères. Les biais, ce sont nos manières de nous représenter ou de décoder les situations qui ne font que créer, grossir et maintenir la BAV.
Premier biais, le binaire. La BAV s’accompagne souvent d’une vision binaire de la réalité, c’est tout ou rien, blanc ou noir, parfait ou nul. La moindre petite bourde dans un entretien entraine la nullité de l’ensemble, le petit détail insatisfaisant fait de l’opération un échec. De par ce biais, on exagère le locus de contrôle, interne ou externe : d’un côté je crois que tout est ma faute et je suis responsable de tout ce qui va mal ; de l’autre, rien ne dépend jamais de moi qui ne suis que victime de tout ce qui se passe. Au pays de la BAV il n’existe pas de nuance.
Deuxième biais, le pire. La BAV conduit toujours à voir le pire, à donner trop d’importance au négatif en oubliant le positif ; avec la BAV, les réussites n’existent pas ou seulement par hasard ou par chance et quand quelque chose de négatif survient, dans un événement ou une relation, c’est l’ensemble qui en devient le seul reflet.
Troisième biais, l’inaccessible. La BAV grandit d’autant plus que l’on attribue ce qui ne va pas à des causes sur lesquelles il est impossible d’agir comme la référence aux tréfonds de sa propre personnalité ; on sur-interprète la réaction des autres, on « l’essentialise » comme on dit aujourd’hui ; on se fixe des objectifs d’amélioration ou des niveaux de solution sur lesquels il est impossible d’agir, on se tétanise avec la liste impossible des « je devrais » et « il faudrait ».
Quatrièmement, l’enfermement. La BAV prend toute la place et pousse à se replier sur soi, à ruminer sans fin les mêmes approches biaisées de la réalité ; la sensibilité à soi devient première, ses propres émotions deviennent raison et dessinent la réalité ; la comparaison aux autres n’opère qu’à son propre désavantage.
Les clés
Pas de recette magique pour dissoudre la BAV mais quatre pistes cependant, qui se résument chacune à un infinitif.
Accepter. Les émotions sont les meilleurs clignotants dont nous disposons sur notre tableau de bord personnel. Il ne s’agit donc pas de les occulter ou de les négliger, mais de les prendre pour ce qu’elles sont. Elles indiquent tout simplement que quelque chose d’important se passe pour nous. Toutefois elles ne devraient pas nous pousser à nous complaire dans cet état émotionnel mais plutôt nous inciter à prendre de la distance. Les émotions façonnent notre réalité, les accepter ne signifie pas qu’on les confonde avec la réalité. La BAV peut donc être considérée comme une alliée (comme le dit Morra Aarons-Mele) dans la mesure où elle m’aide à mieux comprendre ce qui se passe, ce qui est la condition indispensable pour le dépasser.
Equilibrer. Nous avons vu que les principaux biais induits par la BAV consistaient à privilégier une seule approche de la réalité, un seul aspect de sa personnalité, de ses actions ou des autres. Il est donc indispensable de toujours chercher à équilibrer. Si l’on fait des gaffes, cela ne signifie pas que l’on ne fasse que cela, si on rencontre des échecs, les succès sont toujours aussi présents, si les situations sont difficiles, elles ne sont jamais que cela. Ne faisons surtout pas comme beaucoup de spécialistes des RPS qui, à l’époque, interrogeaient les salariés sur leurs seules insatisfactions : que croyez-vous qu’ils trouvaient avec la rigueur prétendue de leurs analyses statistiques ?
Rire. Prendre du recul est bénéfique pour autant qu’un peu de sens de l’humour apporte une autre tonalité à la situation. Quand la BAV vous pousse à réduire la réalité à quelques craintes ou insatisfactions, il n’est jamais inutile de pousser la logique jusqu’à l’absurde : si je suis un loser cela signifie bien que je ne serai jamais qu’un loser et que je devrais donner immédiatement ma démission… Si les autres sont tellement meilleurs cela signifie bien que je ne devrais surtout ne jamais demander une augmentation ; si je suis si mauvais je devrais sans doute immédiatement mettre un post sur LinkedIn…
Agir. C’est-à-dire sortir de soi, aller le plus vite possible vers quelqu’un pour lui parler de ce que je ressens : ce n’est pas que cela l’intéressera mais, souvent, rien qu’en parlant des choses, on leur donne une plus juste proportion. Agir c’est parfois faire autre chose, marcher ou chanter, tout simplement pour sortir de cette tentation de l’enfermement et de la complaisance à sentir cette BAV : elle ne peut être seule à occuper tout l’espace.
Tout cela ne vous rendra jamais la BAV plus agréable mais regarder son collègue en pensant qu’il peut vivre la même chose, se sentir partager des situations, cela peut aider à les vivre, inciter à les accepter et, pourquoi pas, en faire quelque chose. C’est le meilleur que je me souhaite, et que je vous souhaite aussi d’ailleurs.
[1] Aarons-Mele Morra – How High Achievers Overcome Their Anxiety – Harvard Business Review, March-Appril 2023, pp135-139.
[2] Publié à Harvard Business Review Press en 2023.
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