Le diable n’est pas que dans les détails
Le fameux « doute linguistique » dont parlait Karl Kraus est de mise lorsqu’il s’agit de parler d’intelligence collective dans le cadre du travail. En effet, cette dernière, dans l’air du temps depuis de nombreuses années, me semble être plus une figure de style qu’une réalité objective et ce, pour plusieurs raisons :
Si par intelligence nous entendons, sur des sujets divers et variés, la faculté permettant de comprendre, de concevoir, de raisonner (capacité à résoudre des problèmes (problem solving) mais surtout capacité à formuler des problèmes, à créer), seule une personne peut être intelligente car toute intelligence se fonde sur un esprit critique (« critique » dans le sens étymologique du terme c’est à dire la capacité à discerner) qui n’est présent que chez l’Homme pris dans sa singularité. En effet, comme le dit Monnerot, il n’existe pas d’esprit critique collectif. A l’instar de la liberté qui n’est que dans les sujets, jamais dans les mots comme l’a merveilleusement analysé Bernard Charbonneau (dans son essai sur la liberté intitulé « Je fus »), l’esprit critique ne peut qu’être individuel, jamais dans les circonstances ou dans les conditions extérieures.
Des individus dits intelligents qui travaillent ensemble ne forment pas une « intelligence collective » mais une concaténation d’intelligences multiples. Ces derniers sont, volens nolens, pris dans un système de relations et donc de pouvoirs avec la domination symbolique des uns sur les autres, les phénomènes de « contagion mentale » ou de conformisme par stratégie d’acteur. C’est donc un abus de langage que de parler d’une intelligence collective même si les acteurs sont intelligents.
Le collectif ne peut être fécond (production de meilleure qualité que la production de chacun prise séparément) que lorsque sa composition prend en compte la diversité des perceptions (cf. les travaux de Scott Page), les respecte et leur donne les conditions adéquates d’expression (bien que jamais parfaites) quelles que soient les qualités intrinsèques des uns et des autres. Un tel travail se fait par le truchement de ce qu’on appelle la coopération. La coopération, c’est la coordination des perceptions, des différences, des points de vue et donc des intelligences. Comme le mettent en exergue les cliniciens du travail entre autres, la coopération suppose la confiance et des accords autour des règles de travail et de vie. De fait, la coopération n’est pas une qualité individuelle mais un construit social extrêmement exigeant et fragile. Le degré de coopération et la qualité de cette dernière déterminent la qualité des résultats obtenus par le collectif. Par ailleurs, la coopération doit être entretenue car les conditions qui la sous-tendent sont de facto impactées par la vie du collectif (départs, arrivées de nouvelles personnes, conflits, apprentissage face à un problème nouveau etc.). Ainsi, lorsque le collectif existe et coopère, la qualité de la production n’est jamais linéaire. Difficile dans ces conditions de parler d’intelligence collective au sens stricto sensu.
Si la notion d’intelligence collective exprime une réalité, c’est bien celle du mythe du travail exact. Un tel mythe suppose la possibilité de faire émerger une intelligence supérieure permettant de répondre totalement à des problèmes totaux (attitude très héroïque voire prophétique). C’est une vue de l’esprit car même dans un régime de coopération, ce qui suppose de dépasser le stade de la coactivité et de la collaboration, celui-ci n’est jamais parfait et son résultat n’est jamais définitif, il y a toujours des « clauses » de revoyure du fait de l’indétermination de la vie à qui revient toujours le dernier mot.
Pour finir, on peut dire qu’il y a un certain paradoxe dans le fait que n’avons jamais autant parlé d’intelligence collective alors que les rapports de travail sont de plus en plus individualisés (le fameux traitantisme) au point de faire de la coopération une qualité intrinsèque des individus dans certains discours et écrits. L’intelligence collective ne serait-elle pas un des nombreux arbres qui cachent la forêt du travail ? Une telle question est légitime. En effet, dans le travail, la condition sine qua non d’une intelligence transpersonnelle, c’est l’existence d’un collectif de travail (à noter que le travail collectif ne fait pas le collectif de travail), lequel ne se décrète pas et se réinterroge aussi souvent que nécessaire.
Si nous tenons toujours à accoler « intelligence » et « collectif », nous devons plus parler d’une intelligence du collectif que d’une intelligence collective. L’intelligence du collectif est toujours conditionnelle, précaire, et heureusement car c’est le dialogue raisonné avec le réel et avec les autres qui fait l’intérêt et le plaisir que nous pouvons trouver dans un travail. Toute l’intelligence, dans cette optique, doit consister à travailler pour faire advenir un collectif, au-delà et contre les postures héroïques. Sans un tel travail, le délire collectif lui, n’est jamais loin, car nous le savons, la nature a horreur du vide.
Newsletter RH info
INSCRIVEZ-VOUS !