Dans les entreprises… et les organisations en général
Dans un article récent, je pointais du doigt le fait que personne n’oserait concevoir un avion en faisant fi des lois de la physique alors que tout le monde ou presque se sent habilité à concevoir des théories et des pratiques managériales en enjambant non seulement le travail réel mais aussi tout le savoir disponible sur l’Homme au travail et sur l’Homme tout court.
Ces joyeux téméraires que j’appelle les enjambeurs par analogie avec le tracteur enjambeur qui permet d’enjamber un ou plusieurs rangs de vignes avec comme corollaire un risque d’accidents graves et mortels, enjambent le réel, les connaissances minimales sur l’Homme et l’action collective et souvent, accréditent des sottises au grand dam des faits, transforment l’insignifiance en nécessité absolue et la nécessité en gausserie. Clin d’œil taquin de l’histoire, le tracteur agricole enjambeur a été inventé après la seconde guerre mondiale par un certain Jean Buche pour le compte de l’entreprise Bobard. Cela ne s’invente pas.
Les enjambeurs sont les producteurs de ce qu’on peut appeler la phraséologie managériale à la suite de Karl Kraus qui a abondamment étudié la phraséologie comme poison de la pensée par le truchement de la presse. La famille des enjambeurs en entreprise et dans les organisations en général excède celle des « planneurs » que Marie-Anne Dujarier circonscrit aux consultants et aux cadres de grandes organisations. De plus, le « planneur » en soi n’est pas nocif s’il « atterrit » convenablement, comme on peut se perdre et retrouver son chemin alors que l’enjambeur, par définition fait fi du fondamental par refus du réel, par ignorance ou par ruse et atterrit toujours avec des exigences incommensurables sur les existences des individus d’où sa nocivité absolue pour l’action collective : il peut détruire des vies, consciemment ou inconsciemment.
Le profil et les attributs de l’enjambeur varient en fonction du niveau d’expertise en doxosophie (science des apparences) :
La première catégorie d’enjambeurs est composée de personnes perçues comme très sérieuses qui disent travailler pour la « science ». On trouve dans cette catégorie une partie des chercheurs en management et des chercheurs en économie qui se pensent légitimes pour parler de management, ceux qui implicitement ou explicitement partent du postulat que savoir, c’est pouvoir, réussir, c’est comprendre le réel, c’est ce qui se répète. Ces derniers font totalement fi du monde subjectif et du monde social. Ils donnent corps, vie et débouchés au principe de Talma : « tout ce qui doit agir comme vrai ne doit pas l’être ». François Sigaut parlerait d’aliénation culturelle à leur endroit car ils ont totalement perdu le lien avec le réel et célèbrent même joyeusement leur « prouesse ». Ils pensent souvent faire des « découvertes » et donc feraient avancer la « science ». Ce sont les hommes fabuleusement médiocres dont parlait Ortega y Gasset, car « savants-ignorants » et mauvais essayistes qui s’ignorent, ils finiront tôt ou tard par tout savoir sur rien. Ils ignorent d’ailleurs si l’on en croit Paul Valery que la science est un ensemble de procédés et de recettes qui réussissent toujours. Je ne suis pas certain que nous puissions parler de réussite (si par réussite nous entendons le fait de permettre aux Hommes de mieux vivre) là où ces recettes sont appliquées. Paradoxalement, ces enjambeurs bénéficient du prestige de la « science » et de leurs institutions d’attache (écoles de commerce et universités renommées). Il faut au moins cela pour vivre du scientisme. Et ça marche ! La mauvaise « science » c’est à dire la « nulliture » de l’esprit, a ses adeptes et ses relais (cadres en entreprise, journalistes, consultants, éditeurs …) car comme la malbouffe, elle ne coûte pas cher à produire ; c’est une dé-pense (d’ailleurs, quelle mauvaise idée de penser !) mais elle s’achète facilement et se consomme rapidement mais gare à « l’indoxication ».
La 2ème catégorie d’enjambeurs est majoritairement composée de consultants en management et autres consultants en entreprise adeptes des « bonnes pratiques » qui en réalité ne sont « bonnes » que pour leur chiffre d’affaires car le travail d’exécution n’existe pas comme nous le rappelle, dans ses dires et écrits, l’éminent Christophe Dejours. Ces derniers sont souvent les ambassadeurs de ceux qui pensent qu’un concept creux gagne en dignité dès qu’il est exprimé en anglais d’aéroport. Ils se disent réalistes, pragmatiques, experts en problem solving et apporteurs de solutions mais croient que le réel, c’est le prescrit. En effet, contrairement à l’illusion, la vérité n’obéit jamais. Nourris spirituellement par les enjambeurs de la première catégorie, leurs maîtres-penseurs, ils font de l’extrapolation de résultats partiels un fonds de commerce rentable car depuis au moins Sénèque, nous savons que les Hommes préfèrent croire que de juger et la morale de l’époque veut que tout ce qui a un prix ait de la valeur. Très proactifs, ce sont des « novateurs professionnels » comme leurs parrains de la première catégorie ; ils sont capables de comprendre les enjeux, les opinions ou les humeurs du moment pour les traduire en concepts « vendables » : ils savent « prendre sans comprendre » mais aussi « comprendre que pour prendre », cette fameuse intelligence de rapt dont parlait Bertrand de Jouvenel. Désormais ils sont climatologues gestionnaires (après les plans de performance dans les hôpitaux avec le « succès » que l’on connaît et qui n’ont donc plus bonne presse, ils proposent désormais des missions sur la neutralité carbone), demain, ils seront paysagistes si l’opinion publique et/ou les entreprises sont à la recherche d’un nouveau Le Nôtre ou d’un capability Brown. Dans cette catégorie, il est à noter que la part prépondérante des consultants en management et assimilés ne doit pas perdre de vue que nous pouvons aussi y trouver certains représentants des corps de contrôle de la fonction publique ou assimilée (nourris par les maîtres-penseurs de la catégorie 1), qui postulent que le réel doit rentrer dans « le » chiffre autrement dit, le chiffre, c’est la réalité avec toutes les conséquences pour l’action publique.
Ces enjambeurs de 2ème catégorie, à l’instar de ceux de la 1ère catégorie, sont incapables d’approcher le travail réel car ils n’ont jamais entendu parler des sciences du travail. D’ailleurs, pour une bonne partie d’entre eux, l’ergonomie, c’est pour les ingénieurs, la psychologie, c’est du baratin, la sociologie, c’est une science d’altermondialiste, les mathématiques, un outil qui permet de transformer n’importe quel raisonnement fallacieux en problématique sérieuse … Le philistin n’est donc jamais bien loin. Comme les enjambeurs de la première catégorie, ils bénéficient d’un certain prestige lié au nom de l’entreprise ou du pedigree personnel (diplômes et cv à ramifications), ce qui leur permet de maintenir l’illusion que même lorsqu’ils disent des carabistouilles, c’est leur capacité d’innovation qui s’exprime (la fameuse originalité !) alors qu’ils illustrent ni plus ni moins la fameuse bêtise intelligente (la pire des bêtises) dont Musil et Rosset nous ont tant parlé.
La 3ème catégorie d’enjambeurs est constituée d’un meli mélo d’acteurs qu’on retrouve en entreprise, principalement chez les managers. On trouve dans cette catégorie :
Ceux qui sont incapables de résister aux convictions obligatoires du moment, lesquelles sont, soit prescrites par les enjambeurs de la catégorie 1 et la catégorie 2 grâce à leur capacité d’entraînement, soit par leur chef (le fameux culte du chef),
Ceux qui pensent que l’expérience peut tout (donc en filigrane que le réel se répète) et nous exonère d’aller chercher la connaissance là où elle se trouve,
Ceux qui ont été phagocytés par leur fonction qui en devenant « fonction-naires » tombent dans le puits sans fond de la morale mathématique (morale de circonstance) dont parlait Nietzsche en pariant sur le court terme donc en investissant sur la désolation à long terme de ceux qu’ils managent,
Ceux qui pensent que le management, c’est du bon sens en oubliant qu’en se fiant juste à son bon sens, la terre est perçue comme plate.
Il n’est d’ailleurs pas rare de trouver ces 4 caractéristiques chez la même personne : le septembriseur de l’organisation, le nec plus ultra dans cette catégorie, on ne fait pas mieux!
Hormis ces 3 catégories d’enjambeurs professionnels, on peut rajouter une 4ème catégorie d’enjambeurs non professionnels constituée d’acteurs n’ayant aucune fonction managériale dans l’organisation et qui enjambent le savoir nécessaire au « travailler ensemble » à partir du réel, avec leurs collègues, ce qui constitue de fait un crime contre l’esprit tout comme les crimes des 3 premières catégories. Cependant, il existe une différence de nature entre cette dernière catégorie et les trois premières. En effet, nous postulons que si ces acteurs sans assise managériale n’étaient pas positionnés, par les enjambeurs « professionnels », dans un environnement non capacitant qui engendre un certain nombre de stratégies d’acteurs dont la cécité devant le réel, la réalité pourrait être toute autre. Ce sont donc des victimes qui se transforment en bourreaux. Cependant, la différence de nature avec les 3 premières catégories peut se transformer en différence de temps lorsque la promotion comme manager n’est pas loin.
Le quadrillage de l’action collective dans les organisations par les différentes catégories d’enjambeurs que nous venons de passer en revue, ne permet pas, c’est un truisme de le dire, un commerce réel avec la réalité alors que, si quelque chose va mal dans une organisation, c’est souvent lié à une trahison du réel. De plus, comme les tracteurs enjambeurs qui grâce à l’innovation enjambent des hauteurs beaucoup plus importantes que les enjambeurs traditionnels, les enjambeurs de l’organisation, aidés par l’innovation dans la bêtise (modes managériales sans prise sur le réel, confusions sémantiques et linguistiques, humanisme verbal…) se perfectionnent au jour le jour, c’est le propre des théories verbeux de l’insignifiance pour reprendre l’expression de Magris.
Notons néanmoins qu’il n’y a pas plus naturel que de vouloir enjamber le réel (la connaissance du réel), nous le faisons tous par moment, car ce dernier est cruel mais il n’y a pas d’action efficace et soutenable en entreprise (management, transformation…) sans un effort soutenu de compréhension autant que possible de la réalité.
Les acteurs de la catégorie 1 et de la catégorie 2 en niant la complexité du réel pour de bonnes ou de mauvaises raisons jettent in fine l’opprobre sur leurs travaux qui ne sont pas soutenables alors qu’ils peuvent beaucoup apporter à la transformation des entreprises en orchestrant une véritable diplomatie des disciplines (psychologie et sociologie du travail, sociologie des organisations, ergonomie, psychodynamique du travail…). En effet, une telle diplomatie permet de mobiliser, de manière holistique, en fonction de l’état des savoirs, les concepts et les outils adéquats pour cerner au mieux le réel. Ainsi, sous l’impulsion des deux premières catégories, la catégorie 3 pourra faire sa révolution symbolique et instituer la seule bonne pratique digne de ce nom : affronter la dureté du réel en mobilisant les intelligences et les conditions de la confiance pour asseoir une coopération vivante entre les acteurs pour un travail soutenable et producteur de santé. Sans un tel effort de réhabilitation du réel et du savoir, nous continuerons à enjamber l’essentiel et donc à nous condamner à constater le « débordement de l’imprécision lyrique sur les terres de la raison » pour reprendre les mots de Musil.
Pour finir, rendons hommage à ceux qui font l’effort en entreprise et dans les organisations en général, de voir le réel en face, tel qu’il est, avec sa cruauté, sine ira et studio, ceux qui ne cherchent pas systématiquement à l’enjamber malgré la pression symbolique et concrète. Ces personnes n’ont pas le poids du nombre mais je pense qu’elles représentent l’avenir de l’entreprise car ce sont elles qui la rendent vivante et donc la maintiennent en vie. Comme Michel Crozier, je pense que les organisations ont fait fausse route en sophistiquant plus que ce qui était nécessaire les structures au détriment d’une professionnalisation des Hommes. Ces individus pourraient être l’avant-garde d’une telle professionnalisation car ils savent aller à l’encontre du confort des apparences et du conformisme organisé et/ou subi car comme « voyous de la pensée » au sens de Gilles Chatelet, ils acceptent de payer très cher le fait d’être humbles devant les faits et d’avoir une pensée personnelle. Leur état d’esprit a très peu de débouchés concrets si ce n’est d’être en phase avec leur moi profond car il va à l’encontre, dans beaucoup d’organisations, de la doxa et des incitations qui vont avec (incitations financières, avancement…).
A ces brebis galeuses ayant une vocation d’hétérodoxie pour reprendre l’expression de Boris Gobille, je leur dis de ne pas perdre espoir, vous pouvez trouver un débouché soutenable à votre courage : fuyez lorsque la lutte est vaine car comme le disait Thomas Paine, argumenter avec une personne qui a renoncé à utiliser sa raison, c’est comme administrer un médicament à un mort. Vous trouverez encore des entreprises privées grandes ou petites, des organismes publics, dans lesquelles le réel n’est pas enjambé à dessein, où le travail collectif s’inscrit réellement dans des collectifs de travail avec toutes les propriétés de ces derniers (délibération, coopération, subsidiarité réelle, chasse aux managers omniscients et omnipotents…). Aucune organisation n’est parfaite par définition car elles sont en mouvement mais vous aurez la chance d’y trouver des managers et des dirigeants qui inspirent, je ne parle pas de l’inspiration cathodique à la Walt Disney qui ne résiste pas aux faits et dont on ne cesse de parler dans la nébuleuse du leadership (une bonne idée est toujours trahie) mais des individus qui inspirent par leur honnêteté vis à vis du réel du travail qui est à la fois souffrance et plaisir.
Enfin, une précision s’impose : l’enjambeur en entreprise n’est que l’instrument de l’exaltation suprême de l’esprit de l’époque : l’efficacité quel que soit le prix à payer. L’enjambage en entreprise n’est qu’une des expressions d’un fait social total. On enjambe en politique, en économie etc… En effet, désormais, tout ce qui peut mener à l’efficacité la plus élevée possible, ici et maintenant, est plébiscité ; qu’importe le réel et le prix à payer. Dans cette optique, quoi de plus normal que la fausseté soit ainsi devenue un instrument au service de cette efficacité car comme nous le rappelle Peter Hacker, la vérité a la dignité, rarement le charme. Dans un monde d’apparence, le charme, c’est le sens.
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