L’organisation ne doit pas rater le coche car elle pourrait passer à côté d’un vrai handicap qu’elle ne saura pas surmonter…
Le changement des conditions de travail est plus qu’un changement de lieu et de temps. Le télétravail a distendu les liens entre les équipes et bouleversé leurs façons de fonctionner. Un mal-être ressenti par les télétravailleurs s’est installé sans qu’il soit pour autant identifié comme révélateur d’un double problème, à la fois personnel et professionnel, un conflit sociocognitif !
L’entreprise résilie les causes individuelles du mal-être au travail
Beaucoup ont écrit et écriront sur le travail et la plage est vaste, de l’idéalisation de son engagement au facteur de burn-out de la personne épuisée. Moteur d’une organisation autocentrée sur son résultat, le travail situé a inventé des codes de langage et de comportement spécifiques aux lieux et aux moments où il est exercé. Ainsi, on ne s’exprime pas de la même façon dans telle entité ou dans telle autre. La pensée groupale est souvent présentée comme une variable d’intégration dans une structure qui n’apprécie pas les vagues de l’identité. Réduite à des compétences dont le lien avec le métier se distend de plus en plus, notamment pour les postes fonctionnels, la performance individuelle répond de moins en moins à la réalisation d’un soi malmené et souvent oublié par une organisation qui fait l’impasse sur la personnalisation de la tâche. Le management préfère traiter les exacerbations des comportements jugés déviants sous prétexte de légalité, tel le port du voile réglementé par les textes de la sécurité au travail. L’impasse est faite sur les motifs et les mobiles personnels qui sous-tendent les comportements. L’entité opte pour une résilience de bon aloi en ignorant ce qui les étaie. Jusqu’où, quand, lui sera-t-il possible de passer outre ?
La liberté d’expression libère la liberté de pensée
L’excentration du lieu du travail met à mal la relation entre collègues de travail. Et pas seulement. D’autres langages, ceux de la famille, des amis, des collectifs de croyances telles qu’elles soient, sont pratiqués à leur rencontre. Une liberté d’expression qui ne serait pas de mise dans l’entreprise tend à remplacer les « bonnes manières » répertoriées par elle. Les codes verbaux fichent le camp, hormis le langage contraint de l’ordinateur qui dans les réponses aux questions fermées des logiciels de données ne permet pas la fantaisie d’une autre pensée. Est-ce suffisant pour maintenir l’uniformisation des attitudes de salariés qui redécouvrent d’autres façons d’être ?
La fréquence des relations en dehors des entités peut-elle mettre en péril l’assimilation de la personne à son collectif de travail ? Les mots qui sont choisis selon d’autres ressorts que la crainte de déplaire ou de rester dans le rang sont révélateurs d’un processus de pensée qui progressivement récupère son autonomie. La liberté d’expression retrouvée est la variable de changement du comportement de la personne envers son entité. Elle est susceptible de constituer une faille dans l’assimilation des individus par le travail.
Le conflit sociocognitif du télétravailleur
De plus en plus, on commence à constater des ressentis difficiles chez les personnes qui télé travaillent : sentiment de solitude, stress ou prise de distance du collectif travail. Le changement des conditions de travail imposé par la Loi ou l’entreprise n’a pas fait l’objet d’une acceptation de la personne. Cette greffe involontaire l’oblige à pratiquer sans qu’elle y soit consentante, d’autres manières de réaliser sa tâche. Cette novation peu ou prou désirée crée un double conflit entre ce que la personne connaissait de sa pratique et sa capacité à travailler selon d’autres modes de fonctionnement. L’individu rentre en opposition à la fois sur le plan d’un savoir à restituer différemment selon des applications où il lui faut « pénétrer », et sur celui de sa personnalité, où son efficacité peut être remise en cause. La perte des interrelations quotidiennes, des échanges verbaux, auditifs et kinesthésiques, perturbent ses modes de perception. Seul le visuel reste, écran, téléphone mobile ou documentation. Sa seule consolation, la fréquentation d’un environnement personnel qui l’installe dans d’autres façons de s’exprimer et de penser sa vie.
Le caractère dual de ce conflit place l’individu dans une situation à risques qu’il revient à l’entreprise de résoudre. Il s’agit pour elle « d’accommoder » les achoppements entre ce qu’il vit et vivait tant sur le plan de son identité que de sa profession. Mais a-t-elle jamais identifié le problème ?
Quand un élément de la situation change tout change !
Les modes de perception conditionnement notre façon d’enregistrer les savoirs en les sélectionnant puis en se les appropriant. La rupture dans leur manière de traiter l’information est génératrice d’un confit entre ce que la personne savait et ce qu’elle doit réaliser à partir d’une méthodologie interne bousculée par les changements dans ses modes de perception.
Notre façon de fabriquer du savoir a élaboré des sortes de détecteurs personnels, véritables Sherlock Homes qui trient les données tant sur le plan cognitif qu’affectif (les invariants opératoires). L’émotionnel fait partie de ces capteurs et ils ont ancré les situations professionnelles et personnelles sur fond de réactivité affective. Les habitudes d’assimilation des informations répondent à des modes réguliers de fonctionnement bien appropriés par la personne : ses « schèmes » ou conduite invariante pour une situation de référence et des situations parentes avec elle.
Le changement de situation de travail la positionne dans une situation d’apprentissage différente. Pour elle, ces autres circonstances représentent un risque car elle ne sait pas les traiter. La mise en perspective de l’ancien et du nouveau bagage à pratiquer, sans ou avec travail excentré doit être « accommodée » pour que l’individu « l’assimile »
« Assimiler » une information n’est pas une génération spontanée !
Ainsi, le changement des habitudes de perception désormais centrées prioritairement sur le mode visuel perturbera une personne dont le mode de représentation majoritaire est auditif ou kinesthésique. Elle ne peut pas se saisir immédiatement l‘information ; il lui est nécessaire qu’elle convertisse le visuel externe qui lui est proposé dans son langage interne, auditif ou kinesthésique, pour pouvoir en fabriquer une visualisation intérieure qui elle sera stockée en mémoire ; et elle sera « assimilée ».
Pour réaliser cette performance interne, il lui faut un temps de fabrication personnelle qui ne lui est pas forcément permis par une contrainte de production qui comme à l’accoutumée fixe des délais dans l’ignorance complète des difficultés de la personne qui n’aura pas le temps requis à « l’accommodation » de son mode de fonctionnement.
Par ailleurs, derrière son écran, l’interaction avec les collègues n’est plus sollicitée quand elle a participé à la construction du savoir et des expériences de l’individu.
On n’évaluera jamais à leur juste valeur les cafés de la pose du matin dans l’appropriation du savoir ou le regard encourageant du chef d’équipe quand sur le chantier, un compagnon vient de commettre une erreur…
Le décrypteur individuel et coutumier de l’information est perturbé ; et il lui faut se transformer pour pallier les manques affectifs et émotionnels des nouvelles circonstances du travail à distance. Là aussi schèmes et invariants opératoires doivent se reconfigurer pour redevenir performants…
Dans ces conditions la personne est devant une impasse : elle ne sait pas comment s’y prendre et elle ne se donne pas le choix. Il faut continuer quoique cela lui en coûte, même si elle rajoute de ce qui ne marche pas ! Glissera-t-elle vers le burn-out ou le stress au quotidien ? Et surtout baissera-t-elle les bras car elle ne peut pas « y arriver » malgré toutes les formations à distance dont son entreprise l’abreuve ?
Le manager également impacté par le conflit sociocognitif
La situation de conflit sociocognitif est bien connue par les professionnels de l’andragogie, la formation des adultes. Le manager n’en est pas un. Du moins, pas encore ! Savoir « accommoder » un conflit sociocognitif nécessiterait de former l’encadrant à l’apprenance des adultes. La situation de télétravail est une situation de formation qui ne dit pas son nom.
L’importance prise par le changement des conditions de travail révèle un champ beaucoup plus vaste que celui des seules circonstances de temps et de lieu telles qu’elles ont été envisagées par l’entreprise.
La situation a aussi changé pour le manager. Désormais il conduit à distance son équipe sans les attributs qui sont les siens dans un environnement de travail réunissant les caractères du théâtre : l’unité de lieu et de temps. Tout comme ses collaborateurs, il peut aussi se trouver en situation de conflit sociocognitif. Sauf que pour lui, le paradigme est qu’il sait manager à distance, même s’il ne l’a jamais fait, car il doit le faire. On ne lui laisse pas le choix !
Abandonner la logique compétence et libérer les capacités à pouvoir agir
Entre laisser-faire et contraindre une équipe habituée à d’autres pratiques, la transition est difficile !
Il existe cependant une autre voie. Si la métaphore est permise, tel le cocher et son attelage qui abordent un chemin de traverse pour lequel il ignore s’il vaut mieux conduire que piloter ; souvent l'habileté des montures qui savent identifier les difficultés de la route est la meilleure décision à prendre pour un cocher qui passe de la conduite au pilotage de ses chevaux. Les attributs de cette situation sont la confiance entre le pilote et son équipement et la possibilité qu’il lui donne de développer ses capacités en situation de risques afin de passer d’une compétence incorporée, son trottinement léger sur une route bien surfacée, à la résolution d’un problème, tirer la lourde malle sans se tordre les jambes sur un chemin défoncé par les pluies.
En situation de risque, il est nécessaire que le cocher devenu coach libère l’initiative de son équipe afin qu’elle puisse passer de ce qu’elle connaît (sa compétence) à un pouvoir agir nécessitant autonomie et confiance (la capacité) pour faire émerger des initiatives et une créativité dans la résolution du problème.
Fabriquer un environnement capacitant pour susciter les initiatives
Pour surmonter les obstacles de la route, la collaboration entre le manager et son équipe s’impose. Et dans l’analyse collective des erreurs apparaissent les solutions. L’émergence d’autres pratiques de résolution de problèmes représente autant de processus innovants qui libèrent la créativité et l’initiative de chacun. Pour naître et s’accomplir, les capacités émergées dans un collectif bienveillant inaugurent à la fois un autre mode de management et elles font émerger des postures différentes pour le manager et son équipe, d’encadrant à coach pour le premier, d’employé contraint à collaborateur pour la deuxième.
Le télétravail a bousculé les gens et les pratiques. La situation est devenue apprenante et la responsabilité de l’entreprise sera de fabriquer un environnement capacitaire où les personnes apprendront d’une situation à risques soit en trouvant elles-mêmes la solution, soit en la duplique sur celles dénichées chez les collègues.
Une autre relation à distance peut être créée entre manager et collaborateurs dans la recherche collective de la résolution d’un problème technique, ce qui ne sera pas sans impacter une autre résolution, celle du conflit sociocognitif.
Ne pas identifier la nature de la difficulté vécue par les travailleurs serait pour l’entreprise constitutif d’un handicap qu’elle ne saura que difficilement surmonter par la suite. Élaborer un environnement de travail propice au développement des capacités reconfigurerait la dimension du travail afin qu’il redevienne une valeur clé grâce à laquelle chacun peut accomplir son dessein…
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