A l’heure où chacun s’interroge ­dans les entreprises en général et dans le monde RH en particulier ­sur ce que sera demain le monde du travail, il est important de s’appuyer sur des éléments descriptifs et non sur les miroitements des boules de cristal de tous bords.

ADP a fait paraitre au mois de mars la 5ième édition de son enquête annuelle Workforce View, « la perception des salariés », réalisée entre octobre et décembre 2019 par ADP Research Institute auprès de 32 442 salariés dans le monde, de tous secteurs et tailles d’entreprises, dont 15 274 en Europe. Son intérêt réside notamment dans la comparaison avec les 4 années antérieures successives, permettant de dégager des tendances d’évolution utiles à tous les professionnels de la fonction RH.

Evidemment, la crise sanitaire qui est intervenue depuis ayant probablement modifié la perception que les salariés se font de leur travail, de ses conditions et de leur avenir, ADP Research Institute a réalisé une enquête complémentaire entre avril et mai 2020, interrogeant à nouveau 11 428 salariés sur 6 pays représentatifs de chaque région du monde, dont 3 808 en Europe. Certaines tendances de cette seconde enquête corrigent fortement la première, et d’autre non, de façon d’ailleurs assez étonnante.

Il est clair que des évolutions se produisent de semaines en semaines­ voire de jour en jour­, au fil de la progression de la crise sanitaire et économique… mais le coup de projecteur donné par ces deux enquêtes et les tendances de fond qu’elles révèlent méritent qu’on s’attarde un moment sur quelques constats significatifs.

En effet, il importe de mettre en regard deux dimensions :

  1. « l’expérience salarié », la manière dont les salariés ressentent leur travail, leur organisation et la manière dont ils conçoivent leur avenir.
  2. la façon dont les employeurs anticipent et réagissent à ces sentiments, parce qu’ils doivent prendre conscience que ce vécu ne peut plus ­et moins que jamais ­être négligé.

C’est l’avenir du monde de travail et de ses modalités qui est en jeu, tant sur le plan humain que sur le plan économique.

Un optimisme persistant malgré l’incertitude

Le haut niveau d’optimisme affiché pour les 5 années à venir, déjà constaté en 2018, a continué à croitre en 2019, atteignant 92 % au niveau mondial, quoique restant stable en Europe avec 78 % des personnes interrogées se déclarant être « très à assez optimistes ».

De façon étonnante, la Covid s’étendant depuis la fin du premier trimestre 2020 n’a pas atteint la confiance aussi fortement qu’on aurait pu le croire, puisqu’on passe de 92 % à 86 % d’optimistes pour les 5 ans à venir au niveau mondial, et 75 % pour l’année qui vient. L’Europe reste étonnamment stable, à 78 % d’optimistes à 5 ans, même si c’est plus faible à court terme : 63 pour l’année en cours.

Des salariés motivés par leur évolution professionnelle…

Malgré une évolution rapide des métiers, constatée partout sur le globe, quoique de manière inégale ­et attendue ­en fonction des secteurs, 95 % des salariés français pensent avoir les compétences nécessaires pour réussir leur carrière, contre 89 % un an avant. Ils sont de ce fait moins nombreux que l’an dernier à penser quitter leur entreprise rapidement. Pour l’exemple, 50 % des Français comptent rester chez leur employeur actuel pour les 5 prochaines années au moins ; ce qui reflète à la fois une forme de confiance et un désir de stabilité, nonobstant des évolutions sociétales importantes et des transformations technologiques… exponentielles ! Seules les jeunes générations (18-24 ans) affichent moins de désir de fidélité à leur entreprise. Cela étant, d’autres sentiments viennent à la fois tempérer et accroitre cette motivation : moins d’un salarié français sur deux (42 %) estime qu’il occupe le bon poste et est rémunéré de manière appropriée en fonction de ses compétences et de son expérience. C’est un vrai sujet d’attention pour les entreprises, tant en termes de gestion des talents que de politique de rémunération, en comparant leurs pratiques avec celles du marché, surtout dans un contexte de pression ressentie importante.

… quoique continuellement sous pression !

Le chiffre est alarmant : 66 % des répondants européens se sentent stressé au moins une fois par semaine (89 % une fois par mois ou plus). A noter que la France semble plus sereine que ses voisins, avec 55 % seulement (sic !) qui sont stressés au moins une fois par semaine. Et seul un salarié sur 10 déclare ne jamais ressentir de stress au travail (16 % en France). Un point d’interrogation qui ne devrait pas laisser de nous étonner : en France, 26 % des répondants ne se sentiraient pas à l’aise pour évoquer avec quiconque ce sujet du stress au travail… et ils ne sont que 9 % à estimer que les RH serait le bon interlocuteur et 15 % leur manager ! Sic ! Collègues (29 %) et amis (29 %) passent avant !

Il faut dire que 75 % des salariés (56 % en France) disent effectuer des heures supplémentaires non rémunérées… Cela explique peut-être aussi que plus d’un tiers des répondants européens estiment ne pas toucher une juste rémunération. Sans compter qu’avec la crise sanitaire, télétravail aidant, le nombre d’heures supplémentaires non rémunérées a encore augmenté, passant à presque 6 heures en moyenne par semaine en Europe.

Selon l’étude de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail, les données montrent clairement que le stress lié au travail et les problèmes psychosociaux entraînent une augmentation de l’absentéisme et du turnover des salariés, ainsi qu’une diminution de la productivité et des performances. Il faut privilégier la qualité par rapport à la quantité du temps de travail, et le concept d’équilibre travail-vie privée devra vraisemblablement être repensé. Néanmoins la flexibilité de l’organisation n’est-elle pas encore une dominante… bien que la généralisation du télétravail pendant la crise ait fait tomber des barrières.

La Covid “au secours” d’une flexibilité encore timorée

La question de la flexibilité du travail correspond dans l’enquête à l’échelonnement des heures de travail, la compression des horaires pour effectuer une semaine plus courte et la possibilité de télétravailler. Avant la crise, les constats concernant la mise en place de plus de flexibilité d’organisation étaient révélateurs d’une frilosité avérée :

  • 20 % des entreprises européennes avaient mis en place une politique officielle de flexibilité (moins de 15 % en France, taux le plus faible d’Europe !).
  • Les salariés au sein d’une entreprise qui avait mis en place une telle politique de travail flexible étaient 29 % à se dire encouragés à en bénéficier (14 % en France), et parmi eux :
    • 8 % se sentent jugés lorsqu’ils en bénéficient.
    • 8 % déclarent culpabiliser d’en profiter.

Et pourtant :

  • Seuls 18 % des salariés français déclaraient que les besoins de leur entreprise rendaient difficile le travail en dehors des horaires « classiques » de bureau : il ne semble donc pas y avoir d’obstacles intrinsèques à la flexibilité pour la plupart des salariés.
  • Et selon IWG, 85 % des dirigeants d’entreprises en Europe l’ayant testé estimaient qu’une politique RH de flexibilité dans le travail a rendu leur entreprise plus productive.

La Covid et la distanciation sociale qu’elle a imposée ont manifestement permis par nécessité, sans doute une évolution de la situation : 34 % des entreprises européennes ont désormais mis en place une politique officielle de flexibilité et les salariés sont plus nombreux à se sentir en droit d’en profiter.

Une évolution irrémédiable ?

Pour conclure, il faut noter un chiffre fort concernant l’évolution du monde du travail : 74 % des salariés dans le monde estiment qu’ils auront davantage de choix pour travailler où et quand ils veulent dans 5 ans. Mais ce chiffre descend à 44 % seulement en Europe, ce qui est révélateur des inerties du « vieux continent »… Sans parler de la France, qui a le taux le plus faible des 8 pays européens interrogés, avec 38 % seulement des répondants estimant qu’ils auront plus de choix concernant leur mode et leur lieu de travail dans 5 ans.

Il est certain qu’avec la Covid et les risques de reprise de la pandémie, la question de l’équilibre vie privée/vie professionnelle se double aujourd’hui d’un problème de santé et de sécurité qui s’oppose aux prétentions de croissance de train de vie et de gain économique. L’avenir est à la collaboration à distance et l’interaction sociale. Avec la pandémie, des murs sont tombés quant à la flexibilité ; la gestion des talents et des compétences ne se posera pas tout à fait comme avant, compte tenu aussi du vieillissement de la population et de la croissance exponentielle des progrès technologiques.
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