La crise actuelle consolide une conception renouvelée de la compétence

« La vie met des pierres sur ton chemin ; à toi de décider si tu en fais un mur ou un pont » Coluche

Dans la société concurrentielle que nous connaissons, les individus démultiplient leurs compétences pour apparaître plus compétitifs que leurs collègues sur le marché du travail. L’ingénieur, par exemple, complète son cursus technique par une formation « business » en s’inscrivant dans une grande école de commerce ou de management international (MBA…). L’artisan va suivre des cours de gestion et de communication afin d’augmenter ses chances de réussite. Certains ont parlé « d’homme-orchestre » au sens où le potentiel de la personne est conditionné par la variété et la profondeur de ses connaissances.

La logique de compétences propose de penser autrement, de considérer moins l’ampleur des savoirs que l’aptitude à mobiliser les compétences horizontales ou transversales adaptées à la situation (savoir être et savoir y faire). Pour agir avec compétence, un professionnel doit savoir rechercher des ressources variées, dans des bases de données ou chez des personnes ressources appartenant à son métier ou positionnées dans d’autres secteurs ; il doit donc savoir mobiliser son capital social*, savoir jouer avec les forces en jeu dans la situation. Cette dualité entre la verticalité rattachée aux territoires professionnels - centrés technique - et l’horizontalité des espaces de mobilité - centrés collectif - est au cœur de la société post-industrielle. C’est la gestion de ce paradoxe qui permet de produire de la valeur.

La compétence est un jeu d’acteurs. De l’ingénieur « poly - technique » à l’agilité professionnelle

Ce ne sont donc pas les savoirs, aussi savants soient-ils, qui définissent la compétence mais l’alchimie qui est en jeu ; un peu comme une partition musicale ne dit rien de la compétence du musicien qui la déchiffre, elle lui fournit les indispensables repères à l’exercice de son talent. « La musique ce n’est pas les notes d’une partition ; c’est surtout ce qui se passe entre les notes, les liens entre les notes… » expliquait Mozart. Rappelons que le système « compétence » se définit essentiellement par la possibilité qu'il donne à une personne d'agir, de réaliser une activité en tenant compte de son environnement caractérisé par le changement permanent, de telle façon que sa mission soit assurée avec efficacité (capacité à atteinte des objectifs) et efficience (capacité à tirer parti des ressources disponibles). « L’homme-orchestre » qui multiplie ses savoir-faire pour accroître ses compétences devient de plus en plus « un chef d’orchestre » qui pense son action en choisissant la meilleure combinaison de ressources intrinsèque et extrinsèque, de manière à optimiser le résultat et à garantir la réalisation de son projet. Pour cela, deux sources d'informations lui sont nécessaires : l'une le renseigne sur les caractéristiques changeantes de l'environnement qui lui sont transmises dans le cadre de son emploi ; l'autre se rapporte à son potentiel, à l'état des ressources internes dont il dispose. Parce qu’il recherche la satisfaction, aussi bien du point de vue de l’efficacité de la tâche que du bien-être, de son plaisir, le professionnel mobilise la quantité d'énergie et d'information nécessaire à l’équilibre et au maintien de son système « compétence ». La compétence résulte dans tous les cas d'un apprentissage. Ce n’est pas sans raison que de nombreux jeunes choisissent de faire une année de césure leur permettant de suspendre leur parcours scolaire ; cette période vécue comme une expérience personnelle et volontaire débouche, en général, sur l’acquisition de repères fondamentaux facilitant leur adaptation ultérieure dans un monde du travail caractérisé par l’incertitude, la flexibilité et l’autonomie. Les institutions peuvent former les jeunes à leur futur métier, mais n’enseignent pas les savoir être et savoir y faire : travailler en équipe, prendre des responsabilités, improviser, avoir l’intelligence des situations, imaginer d’autres manières de faire …

Jouer des compétences*, c’est savoir jouer en réseau

« Je suis construit comme un tissu, avec des liens entrelacés »

Plus un individu interagit, plus il fonctionne en réseau, plus son champ d’intervention grandit, plus ses possibilités d’action sont nombreuses, plus son expérience est riche, plus il peut se connecter à l’extérieur de son univers personnel et professionnel, plus il est capable d’apprendre et d’évoluer. Les réseaux de relations incitent à mener des actions en mobilisant des ressources différentes de celles qui sont proposées par les structures hiérarchiques et les procédures formelles. La façon dont toutes ces compétences sont assemblées, sont tissées ensemble, indique la maturité et la valeur ajoutée du professionnel : c’est bien la manière propre qu’il a de mobiliser ses ressources, ses talents qui influence son niveau de compétence ; comme c’est bien la qualité du tissage qui donne une idée de la solidité et de l’originalité de l’étoffe. L’espace de professionnalisation est un espace social où des acteurs s’entendent et se confrontent autour d’un projet ; il s’élargit en même temps que le capital social s’agrandit. Le mouvement, la dynamique de progrès associée à la richesse des liens qui sont tissés modifient la relation au travail et bousculent certaines données identitaires ; revu, élargi, l’espace de professionnalisation fait de la montée en compétences, au-delà de l’envie de progresser pour évoluer dans la carrière, un facteur de transformation des identités.

Jouer des compétences, c’est savoir jouer « collectif »

« Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin » Proverbe africain

La prise de conscience de l’importance du collectif représente une évolution récente dans le monde du travail : être compétent, c’est tisser ensemble des dimensions verticale et horizontale de son métier : la fonction de compétition veut que l’on acquière des compétences techniques et spécialisées de nature à optimiser les résultats et à faire face à l’instabilité et à la variété des situations. La fonction de coopération conditionne la réussite à notre capacité d’agir dans un espace collectif, à développer des compétences relationnelle et stratégique afin de servir notre projet ; le collectif de travail se construit à partir de la qualité des liens entre ses membres et produit une culture spécifique. On ne peut dissocier le cognitif de l’affectif ; les sentiments nourrissent les échanges et font du bien, davantage que les procédures froides. Dans sa course folle à la rentabilité, face à la pression du résultat, l’individu a souvent oublié le but essentiel de son existence, à savoir les relations entre les individus qui les constituent. Nous redécouvrons cette vérité en constatant par exemple la rapidité avec laquelle une partie importante de la population applique le confinement, attitude indispensable au traitement de la crise sanitaire actuelle. Déjà au début du XXe siècle, Marcel Mauss* nous expliquait que l’existence même de la relation importe plus que le résultat des transactions et que les acteurs sont prêts à sacrifier leurs avantages individuels immédiats au bénéfice d’un fonctionnement durable du collectif de travail permettant l’échange.

La dimension sensible fédère et conduit les communautés professionnelles à installer des cultures spécifiques. Cette capacité à établir des alliances apparaît donc centrale pour beaucoup de métiers : les compétences rattachées à la fonction de coopération deviennent aussi déterminantes que celles rattachées aux dimensions techniques.

Jouer des compétences, c’est savoir jouer pour les autres

« Le but de la vie est de trouver ses dons. Le sens de la vie est d'en faire don aux autres » Picasso

Dans nos sociétés occidentales, la priorité accordée au court terme et à la compétition dessert toutes les organisations sur le long terme. Les biologistes Pablo Servigne* et Gauthier Chapelle ont démontré l’importance de la coopération au sein de toutes les espèces vivantes ; comme un grand arbre dans une forêt qui va, par l’intermédiaire du réseau racinaire, nourrir de plus petits en souffrance lors de longues périodes de sécheresse, et en raison de l’accès restreint à la lumière. Cette compétence, la coopération, consiste à partager naturellement certaines de ses ressources avec des collègues, des partenaires et parfois même avec certains de ses concurrents. Des alliances formelles et informelles s’élaborent dans les différents secteurs d’activité ; il s’agit d’un choix stratégique, soit pour réussir une mutation technologique, soit pour remporter ensemble un contrat, soit pour développer un nouveau produit. Par exemple, la conception actuelle de la recherche met en valeur l’image de profils ouverts, en échange permanent avec des pairs situés partout sur la planète, s’inscrivant dans des projets collectifs coordonnés par des sommités internationales. Les chercheurs ne doivent leur succès qu’à leur capacité à échanger, à partager des données et à mobiliser des scientifiques d’autres spécialités. Cette nouvelle représentation va jusqu’à mettre en cause les systèmes de reconnaissance et de récompense tels que les prix Nobel*, jugés trop individualisés, car la majorité des découvertes actuelles sont le fruit d’un ensemble de travaux réalisés à partir de multiples contributions. La coopétition - néologisme regroupant les deux termes -coopération et compétition - consiste à imaginer toutes les synergies possibles afin d’économiser et de concentrer son énergie vers des actions singulières et porteuses de valeur ajoutée.

Il n’y a pas de compétence sans altruisme. Johann Cruyff* qui partageait cette même conception de la compétence, illustra sa conviction de la manière suivante : « Vous savez qui est le meilleur joueur du monde ? Michael Laudrup. Et est-ce qu’il va vite ? Non. Il est lent. Est-ce qu’il est puissant ? Non plus. Est-ce qu’il court longtemps ? Encore moins. C’est le pire de l’équipe en matière de résistance, je vous montre les tests si vous voulez. Vous allez me dire : il marque des buts ; et bien non, il ne marque pas beaucoup. Jamais, en fait. Mais alors, pourquoi est-ce que Michael Laudrup est le meilleur joueur du monde ? Parce qu’il a la vision. Et la passe. Quand tu as la vision et la passe, tu n’as besoin de rien d’autre. Le foot, c’est comme la vie. Vous devez voir, vous devez penser, vous devez bouger, vous devez aider les autres. Finalement, le foot, c’est assez simple »


Le capital social* c’est l’ensemble des relations mobilisables par un individu ou un groupe

Marcel Mauss*: « Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques » (1902-1903)

Pablo Servigne* : « L'entraide : L'autre loi de la jungle » par Pablo Servigne et Gauthier Chapelle - Éditeur : Les liens qui libèrent (2017)

Les prix Nobel* : « Le problème des prix Nobel dans les sciences » Slate.fr 25/07/2019

Johann Cruyff* était un footballeur international néerlandais, qui évoluait au poste d'attaquant, avant de devenir entraîneur (1947-2016)

Tags: Compétence GRC : Gestion des rôles et des compétences Covid-19