"N’apprends qu’avec réserve. Toute une vie ne suffit pas pour désapprendre, ce que naïf, soumis, tu t’es laissé mettre dans la tête – innocent ! – sans songer aux conséquences." Henri Michaux

S’il y a bien une profession qui reste mobilisée en cette période de crise, même dans l’ombre, même à distance et parfois sans réelle perception de l’utilité de ses missions, c’est celle des acteurs des Ressources Humaines…. Alors que défilent sous ses yeux des situations individuelles, collectives, relationnelles, administratives, ergonomiques, etc… pour lesquelles elle se mobilise tant bien que mal, elle se demande aussi à quoi ressemblera la suite….

Comme les parents en charge de la continuité pédagogique face à leurs enfants, l’acteur RH se dit qu’au-delà des programmes et des activités à préserver, la situation actuelle est chargée en ressources d’apprentissages que chacun, à sa manière va transformer en nouvelles connaissances, en savoirs, en conscientisation et nouvelles références pour les actions futures…. selon l’intérêt qu’il y trouve et selon les désirs éveillés ainsi par la soif de comprendre, d’apprendre, d’avancer, d’inventer…

Les adaptations en milieu de travail (gestes-barrières – utilisation de matériel de protection quand c’est possible – télétravail – transformation des métiers - cellules de crise – chômage - formes de collaboration inédites - …) sont à la fois des reflets du potentiel de nos collectifs de travail et de leurs limites, mais aussi de nouvelles références qui se créent pour nos cultures d’entreprise, au service du contenu de ce qu’on va transmettre aux futurs arrivants, aux clients, aux parties prenantes, tout en tentant de le traduire en mots comme une partie de la mémoire de nos entreprises. Ces adaptations sont aussi des apprentissages pour chacun d’entre nous… Mais finalement de quel type d’apprentissages s’agit-il ? Comment les matérialiser dans une réflexion sur la GPEC, sur la stratégie de formation, sur le management et la cohésion d’équipe ?

Différencier formation et éducation…

S’il y a bien un mot absent de nos pratiques RH, c’est le mot « éducation ». On parle aisément de formation, apprentissage, tutorat, mentorat, mais qui parle d’éducation ? Ce vocabulaire semble réservé à un autre âge, celui qui précède l’arrivée en entreprise, celui du parcours scolaire et celui des transmissions familiales et sociétales.

Tentons une définition de la formation, d’après nos conceptions RH et managériales : la formation a pour objet le développement ou le renforcement des compétences et des connaissances, l’acquisition de savoirs, dans le but d’exercer au mieux un métier ou une passion, ou de s’adapter au contexte changeant des situations de travail dans lesquelles on se trouve. En tout cas, on va suivre une formation parce que celle-ci va nous être utile, on est en général dans une perspective court-termiste, centrée sur une forme d’efficacité de l’action, sur la performance, voire un idéal de perfection, de réalisation…

Si la formation a des liens forts avec l’utilité et l’efficacité, l’éducation quant à elle concerne plutôt le temps long à travers la vie, l’existence, et donc aussi les valeurs, l’éthique, la culture. Culture non pas au sens d’érudition, mais au sens de ce qui peut représenter une fondation de notre personnalité, ou le fondement de nos décisions, de nos actions. Il ne s’agit pas là de critères d’utilité ou d’efficacité mais bel et bien d’une manière d’exister, d’être au monde, d’être en relation avec les autres et avec son environnement.

Mais il n’est pas commun de parler d’éducation pour les adultes, cela réveille sans doute la peur d’être infantilisé par ceux qui sont chargés de la transmettre…

Mais c’est bien l’enfant qui va nous permettre de nous rendre compte que notre éducation n’est pas si aboutie qu’on pourrait le croire. Que se passe-t-il quand un enfant commence à nous poser ses fameuses questions qui commencent par « pourquoi » et auxquelles on essaie d’improviser une réponse, en fonction de nos croyances, convictions ou de notre intérêt plus ou moins prononcé pour la chose, réponse qui ne va pas du tout le satisfaire puisqu’il enchaînera avec d’autres « pourquoi » ou avec d’autres questions…. « Pourquoi le ciel est bleu ? Pourquoi il y a autant de pauvres dans la rue ? Et quand saurai-je que je suis grand ? « etc… C’est à partir du moment où nous tentons – souvent en vain - de formuler des réponses satisfaisantes que nous constatons à quel point nous avons tendance à nous contenter d’un « c’est comme cela et puis c’est tout »… Même ceux qui se considèrent originaux, atypiques, perçoivent là un indice contradictoire qui leur dit : « tu es tellement conformiste en fait dans tes réponses, et qu’as-tu appris de la vie ? »…

La crise remet en cause notre conformisme

Aujourd’hui, il est tout à fait opportun de constater, dans nos questions d’adulte, face à l’incertitude et au silence des manuels et référentiels, face à l’inédit et à la découverte, un retour au regard d’enfant qui cherche avec espoir une parole réconfortante, une explication, une autorité qui aide à grandir, des balises pour ne pas se perdre, des bras pour ne pas tomber, un sourire pour avancer… Comme l’enfant qui se relève après la chute et remonte sur son vélo ou retente de marcher, ou reprend son exercice de maths, nous voilà, ouvrant grands no yeux, tentant de réciter une leçon transmise par un média, un référent…., tentant de tester nous-mêmes certaines idées, pour voir comment « ça » marche, nous inventant des histoires pour que tout tienne dans un ensemble cohérent, trouvant refuge dans l’imaginaire où le sens n’est pas obligatoire, nous plaignant de l’ennui qui désigne un vide effrayant qu’il ne s’agit pas de remplir mais de nourrir…

Nous sommes beaucoup plus influencés qu’on ne l’imagine par des opinions ou des préjugés non interrogés, ce qui prouve que nous ne nous sommes pas appropriés notre monde par l’expérience mais par l’imitation…. Et que ce conformisme-là ne peut en aucun cas nous permettre de créer du nouveau, du possible, sauf s’il est attaché à un leader, ou même un gourou qui trace la route et que nous nous contentons de suivre…

Le conformisme habituel, celui qui nous conduisait à imiter les autres et à nous reposer sur des réponses toutes faites, est mis ainsi en lumière : il nous rend impuissants à accueillir en toute innocence cette épreuve de la vie qui nous rappelle notre vulnérabilité et notre finitude… ce que n’oublient jamais les enfants, qui comptent sur les adultes et savent qu’ils sont vulnérables (ils tombent, ne savent pas faire sans nous, ont besoin de notre main pour traverser, etc….. ) et qui n’ont aucun tabou pour poser des questions sur la mort lorsqu’ils sont confrontés à des décès, abordant cela en toute simplicité tout en assumant leur craintes et partageant quelques peurs… Alors que l’adulte « conformiste », malgré toutes ses formations et ses réussites, n’a plus cette habitude-là qui se rappelle à lui avec force, brutalité et l’oblige à regarder de nouveau le réel en face…, à s’y confronter… Nous sommes devenus conformistes parce que le regard des autres avait souvent plus d’importance que les apprentissages eux-mêmes… et nos apprentissages comme toutes nos volontés de perfectionnement étaient aussi conditionnées par ces regards extérieurs et la peur des jugements….

Que deviennent nos salariés ?

Sont-ils réellement tous en période éducative et en train de remettre en cause leurs préjugés actuellement ? Sans vouloir exagérer les influences vertueuses d’une crise, il semble en tout cas que le rapport au monde s’en trouve modifié, au moins ponctuellement, avec, comme évoqué plus haut, une conscientisation de la vulnérabilité de l’humain et de soi-même, de sa finitude, de son besoin de repères et de cohérences, de son incapacité à trouver des réponses satisfaisantes autres que de sombres préjugés analogues à certains complots véhiculés actuellement….

Le questionnement a été au moins en parti éveillé. Pour certains cela va conduire à de la réflexion, et/ou des initiatives pour s’occuper des autres via le bénévolat ou l’aide aux voisins, à de la confection de masques, à de la facilitation de contacts entre acteurs, ou tout simplement à de la fuite matérialisée par de la surconsommation de vidéos et activités qui sollicitent peu d’implication personnelle.

On lit aussi que se dessine une tendance à rechercher du sens à son travail… si l’on prend le mot sens dans une de ses acceptions qui est la « signification », c’est bien en tout cas une manifestation de plus de ce besoin de questionner l’évidence admise par ceux qui ne regardent plus…

Je suis bien incapable d’envisager la globalité de la matière éducative fournie par l’épidémie du Covid-19… Ce que je souhaite cependant, c’est qu’on en retienne que nos salariés vont pour certains revenir avec un rapport au monde modifié, avec des questions nouvelles, et peut-être une soif d’apprendre retrouvée, une curiosité éveillée… Si nos organisations estiment que cela est un bienfait pour leur futur, il s’agira d’en tenir compte… Et cela ne pourra se faire qu’en ouvrant de nouveaux espaces de dialogue réel ou des groupes pourront venir partager :

  • Ce qu’ils ont appris de nouveau en cette période
  • Les constats qu’ils ont pu faire sur leur relation avec leur entreprise et ses acteurs pendant la crise
  • Le regard qu’ils portent sur leur entreprise dans la manière dont elle a affronté la crise
  • Le recul qu’ils ont peut-être désormais sur l’organisation, le contenu de leur activité, les relations interpersonnelles, le management…

Cela vous fait peur ? Demandez-vous pourquoi…

Cela vous intéresse : alors il va être nécessaire d’organiser ces moments d’écoute et d’échanges et d’en faire quelque chose…. Une tentative de réflexivité au service de l’action future, de la vision pour demain impliquant des acteurs. Car comme aimait le rappeler Kant, l’éducation a vocation à émanciper l’individu, le rendre autonome (et nous pouvons dire par extension, l’invite à devenir sujet). Il y a une valorisation de l’autorité dans l’éducation, mais l’autorité dont le préfixe nous rappelle qu’il s’agit de rendre AUTEUR…., ou de faire grandir…

Dernier mot : les « soft skills » sont à la mode… Ne serait-il pas temps de prendre en considération le vécu et la capacité de mener un travail réflexif sur le vécu cognitif et « sensible » (tiens, le retour du « sens » au travail….) ? Le développement des soft skills n’est-il possible que par la formation et le coaching, ou peut-on envisager la dimension éducative de la vie dans nos travaux RH ?


Image d'en tête : Comfreak de Pixabay

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