Les questions ethno-raciales : La difficulté de la statistique

Dans l’article précédent, les KPI étaient présentés comme un outil essentiel à la promotion de la diversité. En effet, si le chiffre ne doit pas nous hypnotiser et être considéré comme une finalité, il reste néanmoins un bon outil de prise de conscience, un moteur pour enclencher le mouvement. Mais qui dit chiffres, dit données. Or, parfois ces données n’existent pas, voire il est interdit de les recenser. C’est une difficulté à laquelle les promoteurs de la diversité ethno-raciales sont confronté·es.

A l’origine, la question ethno-raciale

On doit l’intégration de la notion de diversité dans le vocabulaire de l’entreprise à la “charte de la diversité”. Cette charte, dans l’esprit de ses fondateur·rices Yazid Sabeg et Laurence Méhaignerie, est étroitement liée à la question ethno-raciale. En effet, dans leur rapport, il et elle appellent à la mise en œuvre d’une “action positive à la française [afin] d’encourager de façon volontariste les entreprises à refléter dans leurs effectifs la diversité ethnique” (Sabeg & Méhaignerie, 2004). La signification du mot “diversité” dans le domaine de l’entreprise a cependant ensuite beaucoup évolué et son spectre s’est considérablement élargi (parité, sénior, handicap...) proposant ainsi des approches plus inclusives de la diversité (Doytcheva, 2009). Le fait d’intégrer les questions de genre, d’âge, de handicap dans la sphère de l’entreprise ne sera pas critiqué ici. Cependant il nous invite à questionner le contournement souvent opéré de la question raciale dans les politiques de diversité ; alors même, que c’était bien cette question qui était à l’origine du mouvement et qui aujourd’hui semble subir une invisibilisation.

Pourquoi cette invisibilisation ?

Les politiques de diversité se heurtent en fait à un paradoxe : “entre la volonté politique de lutter contre les discriminations et la difficulté pratique d’approcher et de prendre en compte la dimension ethno-raciale” (Simon, Debauge, 2004). Pour bien comprendre cette difficulté il faut tout d’abord comprendre le terme “race”. Le mot “race” pour définir des catégories au sein de l’espèce humaine n’a aucun fondement biologique et scientifique (Larousse). En revanche “le monde n’est pas régi uniquement par la science et la biologie, il y a aussi des rapports sociaux, politiques, sociologiques (...) on a construit des groupes raciaux qui se distingueraient sur la base d’attributs physiques.” explique Maboula Soumahoro, invitée du podcast Kiffe Ta Race.

Parler de race est cependant fondamentalement anti-républicain, puisque cela s’oppose à l’universalisme prôné comme principe fondamental de la République : le peuple français est composé de tou·tes les citoyen·nes français·es sans distinction d'origine, de race ou de religion.

Ce pacte républicain masque alors les iniquités de traitement auxquelles sont confrontées les personnes issues de différents groupes raciaux. Ce sont d’ailleurs contre ces discriminations que les politiques diversité tendent à lutter mais sans pour autant pouvoir les désigner réellement, ni même les quantifier.

En effet, quantifier, reviendrait à recenser les personnes sur des critères raciaux ; Or ces critères (non définis par le pacte républicain) sont un écho à une honte de la République Française : la collaboration sous le régime Vichy.

Au-delà de la question éthique, il y a également une réelle difficulté scientifique à recenser et utiliser des statistiques sur des critères raciaux. En effet, en statistique, il est important d’établir des contours clairs et exclusifs or, par définition les identités sont fluides et n’impliquent pas d’exclusivité (Kerter & Arel, 2001)

Mais alors que faire ?

Etablir des statistiques sur les questions ethno-raciales pose donc de nombreuses difficultés. Deux possibilités alors pour les entreprises :

Considérer que la question est trop épineuse et la remplacer par d’autres projets – certainement également importants, mais conduisant, si cette option est continuellement préférée, à invisibiliser la question ethno-raciale en entreprise sur le long terme.
Ou, s’emparer de cette question et dépasser les problématiques apparentes de chiffres, de données et de statistiques, puisque – rappelons-le – si le chiffre est un bon outil, il n’est pas une fin en soi.

Il existe des stratégies d’interventions « élaborées pour éviter la collecte de données à grande échelle et permettant de se passer de la production systématisée de catégories ethniques et raciales » (Simon, 2005). Une entreprise peut par exemple recourir au testing de ses propres pratiques internes par des audits spécialisés, questionner l’ensemble de ses processus et sa culture d’entreprise afin de s’assurer qu’à chaque étape du cycle de vie d’un·e salarié·e aucune discrimination ni directe ni indirecte n’intervient.

L’analyse de la situation existante peut également se faire sur une base qualitative, interroger les salarié·es les plus divers possible – sans les quantifier pour autant - et les questionner sur leur vécu au sein de l’entreprise, leur ressenti…

Cela pose néanmoins la question de la confiance au sein de l’entreprise. L’employeur est-il prêt à entendre les critiques que les salarié·es ont à lui formuler sur ces sujets ? Les salarié·es ont-ils·elles suffisamment confiance pour s’exprimer sans tabou ?


Bibliographie :

Doytcheva, M. (2009). Réinterprétations et usages sélectifs de la diversité dans les politiques des entreprises. Raisons politiques

Kerter D. & Arel D. (2001) Censuses, identity formation, and the struggle for political power

Sabeg Y. & Méhaignerie L. (2004) Les oubliés de l’égalité des chances, Institut Montaigne

Simon, P. (2005). La mesure des discriminations raciales : l'usage des statistiques dans les politiques publiques. Revue internationale des sciences sociales

Simon, P. & Stavo-Debauge, J. (2004). Les politiques anti-discrimination et les statistiques : paramètres d'une incohérence. Sociétés contemporaines,

Soumahoro M., (2018) Podcast Kiffe ta Race, https://www.binge.audio/pourquoi-le-mot-race-est-il-tabou/

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