Est-ce un « fait social total », comme se le demanderait le grand ethnologue Marcel Mauss qui porta ce concept sur les fonts baptismaux, au début du siècle dernier ?
Une révolution sémantique sans précédent qui engage le destin de l’espèce ?
L’observateur avisé de nos folies ordinaires que nous tentons d’être, humblement, l’a bien noté : dans les médias, sans exception, dans les classes du secondaire où le niveau reste furieusement primaire, au rayon frais de de Franprix ou même dans les salons policés, limitrophes de Saint-Germain des Prés, il n’est plus question d’avenir, mais de futur, comme si le premier vocable – porteur, pourtant, de tant de vastitude (si, si, ce mot existe et ne doit rien à un privilège royal…) – était désormais voué aux oubliettes. La question se pose donc d’emblée : s’agit-il d’un symptôme de plus de l’hégémonie anglo-saxonne, tant cet anglicisme conquérant est aujourd’hui dominant ou cela traduit-il une vogue encore plus importante qui ne tiendrait plus seulement à la forme, mais au fond ? On sait aujourd’hui que l’adverbe sans doute, spolié de son sens, ne veut désormais dire que... peut-être... et que l’avenir n’a plus bonne presse. « Sans doute » est-il trop infréquentable, parce que, produit de la volonté des hommes, il est par trop responsabilisant. Il a été délogé de son pinacle par le futur, sorte d’horizon vague qui échappe à tout pouvoir humain et s’impose à nous, cliniquement, « objectivement », tel le fatum des stoïciens. Car, oui, il n’est pas inutile de le rappeler : là où l’avenir se construit, fruit des efforts inépuisables d’homo pseudo sapiens, sorte de projection de lui-même qui le grandit, lui assure la station debout et fait de lui un être humain digne de ce nom, le futur fait figure de minimum syndical, sorte d’abdication mentale qui ferait son miel d’un présent permanent, statique et désenchanté.
Mais pourquoi cette prudence lexicale, ce substantif sans vraie substance, ce futur à la consonance clinique qui n’appelle aucun élan, castrateur d’ambitions et réducteur d’espérance à la mode jivaro ? Bien sûr, le concept de progrès a pris un sérieux coup dans l’aile à la fin du siècle dernier avec une faillite générale des idéologies, mais on en viendrait à regretter ce temps où le poète pensait chaque soir à « demain dès l’aube », où l’utopiste rêvait du grand soir ou de lendemains qui chantent. Mais il est vrai qu’à trop attendre des lendemains qui chantent, on s’expose trop souvent à déchanter sur un présent qui fuit…
No future !, braillaient des hordes de punks à la fin des années 70, qui marqua pour moi le seuil d’une adolescence. De fait, pas mal d’entre eux ont sérieusement hypothéqué leur avenir en tâtant, plus que de raison, des « paradis artificiels » ou en s’imbibant de bière éventée. Une chose est sûre, il n’y avait pas moins d’avenir à l’époque qu’aujourd’hui. Il suffisait de le bâtir. La « crise » aurait-elle bon dos, qui nous ferait croire le contraire ? « On mesure l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitudes qu’il peut supporter. », a écrit ce cher Kant. Et si l’avenir, forcément porteur d’incertitudes, était tout simplement insupportable au matérialisme lourdaud qui domine ce monde, à cette rage suicidaire de tout conjuguer au présent permanent, celui de la consommation et de la jouissance immédiate ?
Entre nous : si l’on vous donnait le choix, vous préféreriez avoir un futur ou un avenir ? Vous contenter de récolter les fruits blets d’une invincible fatalité ou vous bâtir un avenir comme on édifie une cathédrale ou une vie ? On sait déjà que la nostalgie n’est plus ce qu’elle était. Désormais, on saura que le futur n’a aucun avenir.
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