Dans le monde nouveau qui nous est promis (en ce moment), le salariat a-t-il encore sa place ? Les législateurs font preuve d’une très grande créativité pour imaginer des statuts nouveaux qui abritent l’activité professionnelle des personnes ; les employeurs rêvent de liens toujours moins contraignants et coûteux avec leurs fournisseurs de force de travail et quant à nos contemporains qui poursuivraient depuis des décennies leur mouvement de libération de toutes les forces qui les oppriment, ils verraient également d’un bon œil la disparition de cette forme datée de cadre professionnel au profit de statuts plus rémunérateurs à court terme.
Il faut dire qu’à l’échelle de l’histoire, la généralisation du salariat est un phénomène récent ; dans des temps plus anciens, il était associé au mercenariat. Et s’il paraît commun aujourd’hui de parler de salarié plutôt que de travailleur parce que plus de 90% de la population active travaille dans le cadre de ce lien juridique, il n’en a pas toujours été ainsi et ce ne sera peut-être qu’un état provisoire. Auto-entrepreneuriat, stages, alternances, portage, travail indépendant sont autant de formes nouvelles qui devraient, selon certains, se développer comme l’atteste l’émergence en France d’un Observatoire du Travail Indépendant, à l’instar de ce qui se fait dans d’autres pays.
Pourquoi le salariat disparaitrait-il en clôturant ainsi une petite parenthèse de l’histoire d’un monde où l’institution-entreprise, l’organisation, a gagné une telle importance qu’elle s’impose comme référence unique du cadre de travail ? Laissons les sociologues et les historiens proposer des hypothèses plus savantes ; le gestionnaire peut au moins voir trois raisons. La formule d’une de nos grandes politiciennes pourrait illustrer la première raison « quand c’est flou, il y a un loup » : le salariat était traditionnellement quelque chose d’assez clair, proche du mercenariat, une somme d’argent contre l’accomplissement d’une tâche. Au fil du temps, le lien juridique entre le salarié et l’employeur s’est enrichi, sophistiqué, complexifié ; ce sont des milliers de pages qui définissent ce lien dans le code du travail et le béotien ne s’y retrouve pas. Tous les droits et obligations réciproques ne peuvent être connus, compris et maîtrisés par la plupart des salariés … ou des spécialistes des ressources humaines ; ils ont un sens sans que celui-ci soit forcément appréhendable globalement. Mieux encore, des formes alternatives au salariat sont apparues et les salariés se retrouvent sur un même lieu de travail avec des collègues qui ne sont plus salariés. A force de devenir complexe et non maîtrisable, le besoin se fait sentir pour autre chose, puisque l’on peut difficilement mettre du vin nouveau dans de vieilles outres.
La deuxième raison tient à la force du mouvement libéral dans nos sociétés. Dans de nombreux compartiments de notre vie sociale, il paraît évident que l’accord des parties est premier pour faire contrat : tout deviendrait possible si les parties le veulent. Pourquoi le monde du travail devrait-il échapper à ce domaine du « c’est mon choix », de la marchandisation généralisée ?
La troisième raison tient aussi à la nature même du lien salarial à savoir le lien de subordination. Ce n’est pas la notion la plus tendance dans un temps de libération tous azimuts : comment imaginer que l’homme moderne puisse encore être subordonné dans son travail alors qu’il a gagné sa liberté dans tous les autres domaines de son existence ? On peut aisément imaginer que l’entreprise ne reste pas longtemps la dernière institution à libérer … ses captifs !
Il n’en reste pas moins vrai que la collaboration demeure indispensable, c’est-à-dire la nécessité de travailler ensemble pour accomplir quelque chose. Dans un nouveau monde autarcique où chacun cultivera son jardin, ce ne sera peut-être plus le cas mais rien ne le laisse imaginer pour bientôt. Et cette question de faire travailler ensemble des personnes qui ne se sont pas choisies, ne s’aiment pas beaucoup, préféreraient travailler ailleurs et pour plus cher, ce problème demeure central pour les institutions. N’y a-t-il pas alors un risque de « dégagisme » à imaginer la fin du salariat : on ne sait plus comment faire travailler ensemble dans un régime majoritairement salarial, alors jetons le salariat aux oubliettes ! Ce mode de raisonnement « dégagiste », très à la mode, est-il bien raisonnable ?
On doit donc s’interroger, au-delà de la question salariale, sur ce qui demeure dans la collaboration, dans le travail ensemble, dans un contexte professionnel où il demeure nécessaire de travailler ensemble pour accomplir quelque chose. Ces points fixes relèvent de trois ordres. Le premier tient à ce que fait le salarié et continuera de faire tous celles et toutes ceux qui le remplaceront, le second tient aux fonctions devant être assumées au niveau organisationnel pour que la collaboration soit possible et le troisième concerne la place du travail sous toutes ses formes dans le contexte plus large d’une société.
Le salarié (ou ses successeurs)
En parlant de salariat on évoque trois rapports fondamentaux dont on peut imaginer qu’ils ne sont pas remis en cause par le développement d’autres liens juridiques au travail, et qu’il faut donc continuer de penser avant tout « dégagisme » du salariat.
Premièrement, travailler ensemble suppose une soumission à un corps de règles. C’est évidemment ce qui touche à l’accomplissement d’une tâche, d’une activité (le travail comme la cause d’un contrat, de quelque nature qu’il fût) ; ce sont aussi les règles établies par l’organisation, explicites ou implicites, liées aux structures, aux procédures, aux différents systèmes mis en œuvre. Ce sont aussi les nombreuses règles établies en dehors de l’organisation et qui contraignent une activité professionnelle, présentes dans le droit, dans les différents niveaux de certification, normalisation, accréditation qui se développent sans fin dans une société socialisée. Tout cela s’inscrit dans la notion de subordination dans le cadre du salariat mais demeure dans les autres liens juridiques qui le remplaceraient.
Deuxièmement, la notion de salariat établit une frontière entre des compartiments de l’existence, le travail et le hors-travail. Frontière claire, franche et imposée par les organisations traditionnellement, cette frontière a tendance au fil du temps, et pour de multiples raisons qu’il faudrait détailler, à devenir plus floue et poreuse. La question des rapports entre ce qui serait de l’ordre du travail et n’en serait pas, demeure quelle que soit la forme du lien juridique.
Enfin, le rapport à l’institution que suggère le salariat révèle que le travail dans l’organisation est collaboratif ; on ne travaille pas mais on travaille avec d’autres ; chacun est dépendant des autres dans son activité, des autres généralement non choisis. Cette dimension collaborative est essentielle et les historiens futurs du travail diront si la communauté de statut est une aide ou un frein pour cette collaboration.
Au-delà de ces points communs, il en est un plus général ; salarié ou pas, la personne qui travaille et collabore, conserve toujours sa liberté comme l’ont très bien montré les sociologues des organisations. Cela signifie que leur performance n’est jamais la conséquence de la qualité des organisations mais de la manière dont librement les acteurs ont utilisé leur liberté au sein de cette organisation.
L’organisation
Evidemment, pour l’organisation, il s’agit toujours d’atteindre collectivement une performance et la relation au travail, la considération de ceux qui l’assument ne doit jamais s’exonérer de cette raison d’être. Mais au-delà de la forme du contrat de travail qui définit les droits et devoirs réciproques des employeur et employé, assurer la collaboration entre des personnes exigent que trois fonctions continuent toujours d’être assumées.
La première est simplement de faire respecter les règles dans le cadre des missions et des objectifs de l’organisation. Si l’on sort d’une approche gentillette des rapports sociaux dans les organisations, il est bien nécessaire de prendre des décisions, de régler les conflits, d’infliger les sanctions, d’exercer l’autorité.
La deuxième est de permettre aux gens de travailler ensemble, d’être en relation les uns avec les autres. C’est assurer et renforcer le lien qui génère la confiance, permettre à chacun de se retrouver dans une communauté, prendre en compte et réguler les dimensions émotionnelles et affectives au-delà de toute la rationalité d’une activité professionnelle.
Enfin, pour l’organisation se pose le problème du partage d’un minimum de désir commun, c’est-à-dire du souci d’aller dans une direction commune, d’espérer un minimum d’avenir commun. Les organisations aiment aujourd’hui parler de sens, c’est peut-être une manière de le dire. Mais il ne peut y avoir d’équipe qu’avec cette espérance partiellement partagée.
Le travail
Il est un troisième point fixe concernant le travail collectif, quel que soit le statut, salarial ou non, et il concerne la notion même de travail qui demeure en permanence à penser quelles qu’en soient les modalités juridiques. En un mot, en abordant le travail humain on ne devrait jamais oublier qu’il ne se suffit pas à lui-même et qu’il y a toujours un « au-delà » de ce travail.
Au-delà du droit, des règles, de la bureaucratie envahissante, il y a un service à rendre, une valeur à apporter à quelqu’un, une raison d’être à honorer : il est trop facile de l’oublier et de cantonner le travail à ces normes ou à des listes de compétences, même si d’aucuns (employeurs et employés) rêvent parfois d’un travail où la dimension personnelle aurait disparu.
Au-delà de celui qui travaille il y a les autres, les collègues, les clients et en aucun cas une approche uniquement individuelle du travail ne peut suffire. On ne peut donc se satisfaire d’une approche de l’activité professionnelle cantonnée à l’expérience individuelle, uniquement mesurée à l’aune de l’émotion de celui qui témoigne et revendique.
Enfin, le travail au sein d’une organisation ne peut être abordé avec la référence unique d’une profession, d’un objectif ou d’une culture organisationnelle. Trop longtemps les spécialistes du travail l’ont examiné comme objet de laboratoire sous leur microscope : le travail, surtout maintenant qu’il est devenu second (pas secondaire) pour beaucoup, ne peut faire l’économie de prendre en compte la société qui l’entoure.
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