En peinture, le trompe l’œil joue de la confusion du spectateur pour créer une illusion surprenante et séduisante. On connait ces personnages qui donnent l’impression de sortir du tableau, ou ces perspectives trompeuses, elles semblent défier les lois de notre géométrie et attirent notre attention même si nous savons bien être en face d’un mur ou d’un tableau. L’idée de trompe l’œil ne se limite pas à l’art pictural puisqu’on parle de pâtisserie en trompe l’œil, quand les desserts surprennent par leur goût et surtout la forme inattendue des objets qu’ils représentent.

Alors pourquoi ne pas imaginer des trompe l’œil en management ? Ils auraient les trois caractéristiques du trompe l’œil en peinture ou en pâtisserie. La première, c’est que le visiteur de musée ou le promeneur devant une façade d’immeuble sait bien qu’il est en face d’un tableau ou d’un mur, tout comme le manager se sait confronté à des problèmes humains donc toujours complexes et difficilement solubles. Le trompe l’œil joue ensuite de la confusion ou de la tromperie, comme nos visions de la réalité managériale peuvent facilement nous abuser. Enfin, les trompe l’œil, en peinture comme en pâtisserie, séduisent le spectateur ; on aime les regarder, s’imaginer qu’ils sont réels, tout comme en management se rencontre la complaisance pour la tromperie, l’inclination pour des visions qui ont l’apparence du réel et donnent l’illusion de comprendre.

Quelques exemples de trompe l’œil : celui du singulier, celui du système et celui de l’instant.

Le trompe l’œil du singulier, entretenu par la mode sociologique, consiste à se faire une idée agrégée et singulière du monde et de la société, à l’attention aux « grandes » tendances que l’on applique sans modération à sa situation managériale particulière. On regarde sa situation comme une reproduction stéréotypée et déformée de la société en général. On abandonne l’humilité de l’analyse patiente de sa réalité pour la réduire à des tendances sociétales ou, maintenant, à la production des algorithmes. En un mot on généralise et reconnaissons que c’est plaisant de le faire car cela rend la réalité plus simple et accessible, cela gomme la complexité et en regardant les choses de très loin on n’a pas besoin de beaucoup de pixels pour se donner l’impression de comprendre.

Le meilleur exemple de ce trompe l’oeil concerne le supposé problème des nouvelles générations et de leurs attentes, comportements et attitudes au travail. Chacun y va de son expérience personnelle du problème, de ses principaux symptômes et de l’universelle absence de solutions. Il est vrai que cette vision parle à tous car les différences de générations se perçoivent très tôt : les élèves de cinquième trouvent toujours que les nouveaux sixièmes ne sont pas très malins… et depuis des millénaires les vieux trouvent les jeunes impossibles quand ces derniers le leur rendent bien. Plus encore, les différences de générations entretiennent ce découpage tellement réconfortant du monde entre eux et nous, cette opposition dont les politiciens, activistes et militants ont fait leur fonds de commerce.

Pourtant la réalité n’est pas aussi simple. Une étude récente[1] montre que les jeunes actifs accorderaient autant d’importance à leur travail que leurs ainés, qu’ils ne seraient pas plus rétifs à l’autorité et accepteraient tout autant les décisions hiérarchiques. Ils montreraient également les mêmes attentes envers le travail que les actifs plus âgés. On peut toujours critiquer ces études basées sur du déclaratif mais la même critique ne peut-elle pas être adressée aux autres études soutenant les hypothèses inverses ? Un dernier résultat de cette étude, sans doute le plus important, révèle que les scores moyens cachent une très forte hétérogénéité des réponses selon les positions sociales et emplois occupés. Derrière la génération se cacherait ainsi une grande diversité d’approches et d’attitudes ; c’est aussi le constat du professeur en contact permanent (et malheureusement depuis longtemps) avec des étudiants sur le point de rejoindre le monde du travail : évidemment les codes et comportements ont évolué, évidemment le rapport à la connaissance a évolué, bien entendu ce ne sont pas les mêmes mouvements sociétaux qui suscitent leurs réactions, mais chaque classe révèle toujours la même diversité de profils, de visions du monde, de niveaux de positivité et de proactivité, d’espérance ou de désespérance en l’avenir.

A l’heure où toutes les organisations y vont de leur programme D&I (diversité et inclusion), à l’heure où toutes les formations en stratégie insistent sur l’avantage compétitif, ou l’originalité de la culture d’entreprise, il est curieux de se laisser aller à la facilité de l’idée des générations en gommant celle de la diversité des personnes.

Le deuxième trompe l’œil est celui du système. Il consiste à considérer que le rapport et les attitudes au travail, tout comme la performance, ne sont que le produit du système : l’organisation en serait responsable et, selon l’expression à la mode, la bonne expérience ou les maux au travail seraient un phénomène systémique. Cette vision est assez tentante, elle réunit des conceptions très différentes de l’organisation et du management. D’un côté elle permet de se dédouaner en faisant des organisations et des systèmes la cause de tous les maux, sans personnaliser, sans culpabiliser et en tirant à bon compte les dividendes de la critique souvent très rationnellement argumentée. D’un autre côté elle flatte l’orgueil des apprentis maîtres et maîtresses des horloges qui s’imaginent tirer de leur génie les règles et dispositifs de l’organisation idéale, celle qui générera du bien-être régénératif.

Trompe l’œil là encore parce les systèmes et les organisations ne sont peut-être pas les seuls responsables de la manière de vivre le travail ; les personnes y sont peut-être aussi pour quelque chose. C’est ce que suggère (avec beaucoup de bon sens) un article récent[2], en insistant sur le fait que si la démotivation existe souvent, les moyens de la dépasser concernent aussi les personnes et pas seulement les systèmes et les organisations. Rien de bien nouveau et original dans les préconisations : les auteurs soulignent l’importance de développer sa capacité de détachement pour ne pas se laisser prendre par les dynamiques parfois perverses de la vie de travail ; ils insistent sur la nécessaire empathie pour lutter contre la tentation du repli sur soi car le travail est par nature collaboration, un travail-avec ; la nécessité de prendre des initiatives et d’être proactif est soulignée ainsi que la réflexion permanente sur sa vie, son équilibre, la place que le travail doit y prendre. Rien de très original dans toutes ces idées si ce n’est que leur mise en œuvre ne dépend que de la volonté des personnes, les organisations, les systèmes et le management ne pouvant qu’aider pour autant que cette décision initiale et personnelle soit prise.

Le troisième trompe l’œil est celui de l’instant, du voile de l’instant qui empêche de voir ce qui est au-delà, quand le moment présent prend toute la place au point d’en oublier le passé et ce qu’il nous apprend de l’instant, au point d’oublier que toute action d’aujourd’hui peut avoir des conséquences pour demain, parfois indésirables, au point d’en oublier que l’intolérable et les bonnes intentions d’aujourd’hui peuvent s’avérer délétères dans le futur : un distributeur de tracts me disait l’autre jour que les « experts » démontraient que son programme tenait la route … d’ici à la fin de l’année… Les psychologues montrent qu’un excellent test révélateur de l’avenir des enfants consiste à mesurer leur capacité à résister à la tentation des bonbons tout de suite pour plus de bonbons plus tard. La tendance est souvent d’agir à court terme, quand l’instant prend toute la place sur l’écran, quand la pression pour traiter les émotions du moment empêche toute autre perspective, le trompe l’œil suprême en quelque sorte. On tombe alors dans le syndrome de la rage de dents : quand elle survient, plus rien n’existe, elle prend toute la place et le seul souci est alors de la faire disparaître.

Dans la dictature de l’instant on prend des décisions pour traiter l’émotion du moment sans aucune mesure d’impact, on règle un problème entre deux personnes, sans réfléchir aux conséquences pour les autres, on protège les générations actuelles sans penser aux futures, on compatit à la souffrance et aux revendications de quelqu’un sans considération pour le reste de l’équipe, etc. L’instant impose ses exceptions sans penser qu’elles deviennent la règle comme cela se passe souvent pour les questions éthiques ou fiscales.

Le trompe l’œil de l’instant occulte le passé et la culture de l’organisation qui devraient aussi constituer une grille de lecture pour le présent, une ressource pour ne pas se laisser prendre par la tentation des jeux du moment : les spécialistes de géopolitique ne cessent de nous y sensibiliser. Le trompe l’œil de l’instant se joue de l’avenir, comme la cigale, quand il ne l’insulte pas. Ainsi on en oublie que beaucoup des revendications liées au travail actuellement, émergent dans un contexte de marché du travail plutôt favorable aux salariés, dans un système social qui fonctionne encore : les managers et spécialistes de ressources humaines ne devraient-ils pas s’interroger sur ce qui se passerait dans un marché du travail différent, dans des conditions macroéconomiques moins stables et préparer l’avenir plutôt que de courir derrière la satisfaction de supposées attentes ?

Il ne faudrait cependant jamais oublier que les trompe l’œil, en peinture comme en pâtisserie, sont très appréciés ; on aime les trompe l’œil, comme on aime ces approches faciles des situations managériales qui ont en commun de très mal représenter la réalité. Il y a cependant une limite à l’application de cette notion au management : l’art pictural satisfait nos besoins artistiques et la pâtisserie nos papilles, le management a trait à la dure réalité de l’activité, cela devrait nous inciter à la prudence devant le plaisir de l’illusion.
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[1] Rapport publié par l’APEC et Terra Nova sur le rapport au travail – Février 2024

[2] Abrahams, R, Groysberg, B. Advice por the unmotivated – How to reignite your enthusiasm for work. Harvard Business Review, May-June 2024.

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